13/01/2000 – (LE MONDE) Un témoin met en cause le président de la République de Djibouti (I.O. GUELLEH)dans la mort du juge français Bernard Borrel

L’ENQUÊTE sur la mort mystérieuse du juge Bernard Borrel, le 18 octobre 1995 à Djibouti, a peut-être pris un tournant capital ( Le Monde daté
8-9 juin 1997). Plus de quatre ans après la découverte, dans un ravin, du corps calciné de ce magistrat français, alors conseiller auprès du
ministre de la justice de Djibouti, un témoignage essentiel vient remettre en cause la thèse du suicide, jusqu’ici privilégiée par l’instruction. Rendu public par Le Figaro dans son édition du
11 janvier, ce témoignage vient renforcer la conviction d’Elisabeth Borrel que son mari a été assassiné.

Voilà quatre ans que cette femme, magistrate elle aussi, refuse de croire au suicide de son mari. Quatre ans qu’elle dénonce les  » intérêts
politiques  » qui ont concouru à  » étouffer le dossier « . Seule, elle a imposé l’ouverture d’une information judiciaire pour  » assassinat « .
Toujours seule, elle a obtenu que soit pratiquée, dix-huit mois après les faits, une autopsie. Elle et son avocat, Me Olivier Morice, reprennent aujourd’hui espoir. Car l’arrivée de ce nouveau témoin
pourrait bien transformer ce fait divers en affaire d’Etat.

L’homme se nomme Mohamed Saleh Alhoumekani. Agé de trente-six ans, il vit actuellement en Belgique, où il a demandé l’asile politique il y a quinze mois. Marié et père de trois enfants, il affirme craindre pour sa sécurité  » et surtout celle de [sa] famille restée au pays « , précise-t-il. Son témoignage il est vrai met en cause rien moins que l’actuel président de la république de Djibouti, Ismaïl Omar Guelleh.

REGISTRES DISPARUS

Le 19 octobre 1995, M. Guelleh n’est encore que
chef de cabinet du président de l’époque, Hassan Gouled Aptidon. Mais déjà, il affiche des ambitions de premier rang. Mohamed Alhoumekani le
connaît bien. Lieutenant d’infanterie affecté à la garde présidentielle,il assure la fonction de chef adjoint de la sécurité du palais.  » Ce
jour-là, vers 14 heures, deux 4 × 4 sont entrés à la présidence. Cinq hommes en sont descendus, accueillis par Omar Guelleh.  » Il reconnaît
immédiatement Hassan Saïd, chef des services secrets, et le colonel Ahmed Mahdi, chef de corps de la gendarmerie nationale. Deux autres personnes,  » des étrangers  » dont il ne veut rien dire, les
accompagnent. Le cinquième homme lui est également familier : Awalleh Guelleh a été son instructeur à l’école militaire, huit ans auparavant.
Mais ce 19 octobre 1995, il réside officiellement… en prison. Mis en cause dans l’attentat du Café de Paris, dans lequel un Français a été tué en 1990, il sera condamné par contumace, en novembre 1998, à Paris, à la réclusion criminelle à perpétuité. C’est pourtant bien lui, assure M. Alhoumekani, qui s’adresse, cet après-midi là – soit tout juste
douze heures après la mort de Bernard Borrel – au futur président.

La conversation, telle que la relate le jeune lieutenant, est rapide.
 » Ça y est, le juge fouineur est mort « , dit le terroriste. Le chef de cabinet s’interroge :  » Le travail a été bien fait ?  » Cette fois, c’est
un des deux étrangers qui répond :  » Il n’y a aucune trace mais il faut demander au colonel de récupérer la main-courante.  »  » C’est fait « ,
aurait dit le colonel Mahdi. De quoi expliquer la disparition de ces registres tenus par la police aux points de contrôle routiers entre Djibouti et le lieu de la découverte du corps du magistrat.

PROCHAINE AUDITION

Cet échange verbal apporte un éclairage nouveau sur
un dossier particulièrement obscur. Autopsie non effectuée, disparition de la fameuse main-courante, disparition du dossier médical du juge : de
nombreuses pièces manquaient au puzzle judiciaire. D’autres peinaient à trouver leur place. Comme cette expertise, réalisée fin 1997 par le professeur Lazarini, expert honoraire près la Cour de cassation et spécialiste de médecine légale. Constatant l’absence de suie dans les bronches, il invitait à  » rejeter la notion de carbonisation s’étant
produite du vivant du sujet  » et à écarter la thèse du suicide par immolation défendue par les autorités djiboutiennes et françaises.

Ce rapport n’a toutefois pas convaincu les juges parisiens Roger Le Loire et Marie-Paule Moracchini, qui instruisent la plainte pour  » assassinat  » déposée par Elisabeth Borrel. Leur déplacement à
Djibouti, en mars 1999, en compagnie de deux policiers, est venu étayer la thèse du suicide. Dans leur rapport de synthèse, du 21 novembre 1999,
les deux enquêteurs de la brigade criminelle concluaient :  » Sauf à envisager l’existence d’un vaste complot politico-judiciaire impliquant
dissimulation d’éléments d’enquête par les premiers intervenants, procès-verbaux volontairement erronés, examens médicaux orientés et conspiration généralisée du silence, l’hypothèse de l’assassinat ne
peut, à ce jour, être sérieusement retenue. « 

Du moins devra-t-elle être sérieusement envisagée. Mercredi, on indiquait, de source judiciaire, que les magistrats instructeurs souhaitaient  » entendre prochainement  » ce nouveau témoin. L’ambassade
de Djibouti a dénoncé, de son côté,  » le témoignage d’un individu instable  » et y décèle  » les mains de certains milieux français animés par une hostilité constante à la stabilité et à la paix en République de Djibouti « .

Nathaniel Herzberg

Le Monde daté du vendredi 14 janvier 2000