04/02/2000 – « LIBÉRATION » – MORT SUSPECTE D’UN JUGE A DJIBOUTI. Les pressions des juges français sur le témoin à Bruxelles. Le rapport d’autopsie qui confirme que le juge n’a pas péri carbonisé.

Extrait de LIBÉRATION du 4/02 Par KARL LASKE

Le vendredi 4 février 2000

« selon nos règles, lorsqu’une autorité se trouve à l’extérieur, on est obligés d’être assez près. Et là, à 13 h 40 j’apprends que la mort de M. Borrel est un crime. »

Le lieutenant Alhoumekani

 » Le juge Borrel, c’était un type sociable, connu pour sa gentillesse. On ne pouvait pas s’imaginer qu’il s’agissait d’un crime, explique Mohamed Saleh Alhoumekani, ancien lieutenant de la garde présidentielle a Djibouti. C’est vrai que je suis un témoin, peut-être le principal témoin dans l’affaire Borrel  » Le 19 octobre 1995, vers 6 heures du matin, le corps de Bernard Borrel, magistrat français détaché auprès du ministre de la Justice de Djibouti, est retrouvé au creux d’un ravin, à moitié calciné. La rumeur dit qu’il se serait immolé par le feu au moyen d’un bidon d’essence, avant de basculer dans le vide.

Le lieutenant Alhoumekani est au palais présidentiel quand il apprend la nouvelle au matin du 19 octobre. Un peu incrédule. Ce jour-là les employés quittent le palais vers 13 heures. Les issues sont fermées. Le chef de cabinet du président, Ismaïl Omar Guelleh – qui n’est autre que l’actuel chef de l’Etat – annonce à la garde qu’il attend une visite. Cinq hommes arrivent dans un 4 x 4. Parmi eux, leur chef direct, le colonel Ahmed Mahdi. Le lieutenant Alhoumekani aperçoit aussi Hassan Saïd, le chef des services spéciaux, deux étrangers, et Awalleh Guelleh, un militaire mis en cause dans l’attentat du café de Paris en 1990, et qui est censé être écroué. Le groupe se réunit dans le jardin du palais. « Selon nos règles de sécurité, lorsqu’une autorité se trouve à l’extérieur – jardin ou place publique -, on est obligés d’être assez près.  » Le lieutenant entend la conversation. « Air là, à 13 h 40, J’apprends que la mort de monsieur Borrel est un crime.  » Awalleh Guelleh annonce que  » le juge fouineur est mort ». S’adressant aux deux étrangers, le chef de cabinet demande si « le travail a été correctement fait ». L’un d’eux veut savoir si la main courante du check-point de la route empruntée par Borrel a pu être récupérée. Le Colonel Mahdi, chef de corps de la gendarmerie, répond qu’il l’a fait.

Scepticisme. Ce bref échange est l’essentiel du témoignage de Mohamed Saleh Alhoumekani, aujourd’hui résident en Belgique. Lundi, les juges d’instruction Marie-Paule Moracchini et Roger Le Loire se sont déplacés à Bruxelles pour en avoir confirmation, après que le Figaro en eut révélé la teneur. Cela faisait plus d’un mois et demi qu’Alhoumekani attendait ça. Il avait signalé à la police judiciaire belge son désir de témoigner, et éventuellement de bénéficier des dispositions d’anonymat prévues par la justice belge. Interpol avait transmis, mais les juges n’avaient pas donné suite. Dès la parution du Figaro, le porte-parole du gouvernement djiboutien a qualifié de « mensongères » les accusations d’Alhoumekani visant l’actuel président de la République. « L’idée qu’Awalleh Guelleh ait assassiné le Juge Borrel est une absurdité puisqu’il était en prison au moment des faits », proteste Me Francis Szpiner, avocat du président Ismaïl Omar Guelleh. Me Szpiner a remis au juge le dossier militaire du témoin, porté déserteur par l’armée, et la fiche d’écrou d’Awalleh Guelleh, preuve de son incarcération à l’heure du meurtre du juge Borrel. Ces éléments de réfutation ont conduit les juges français à recueillir les accusations d’Alhoumekani à Bruxelles avec beaucoup de scepticisme. Et même plus. Les circonstances de l’audition de l’ancien lieutenant ont donné lieu, mercredi, à une plainte de son avocat, Me Luc Cambier, devant le procureur du roi.

« Lors de cette audition, Mme le juge d’instruction (Marie-Paule Moracchini, ndlr) a. tenu des propos d’intimidation en vue d’obtenir la rétractation de son témoignage, indique cette plainte. Elle a fait part à M. Alhoumekani que son témoignage déplaisait au président Djiboutien. Ensuite Mme le juge a souligné qu’il se mettait dans une situation de réel danger compte tenu de la présence à Djibouti des mafias libanaise et corse.  » L ‘ancien lieutenant a en effet donné l’identité des deux étrangers – l’un albanais, l’autre corse – présents lors du
« compte-rendu » de l’assassinat. La Juge Moracchlnl a prévenu Alhoumekani qu ‘ »il est possible qu’il revienne sur ses déclarations ». cette plainte a provoqué, hier, le dépôt d’une demande de dessaisissement pour suspicion légitime des juges
Morachini et Le Loire par les avocats de la veuve du juge Borrel, Me Olivier Morice et Laurent de Caunes. La partie civile se plaint déjà depuis un certain temps « des conditions dans lesquelles l’instruction s’est déroulée », elle n’a pas été représentée lors de la reconstitution des faits à Djibouti en mars 1999. Avant même que les juges français soient désignés, Élisabeth Borrel, aujourd’hui juge des tutelles à Toulouse, avait pu constater bien des étrangetés: l’absence d’autopsie sur place, la disparition du dossier médical de son mari et la visite d’un gendarme français venu récupérer un mystérieux document à son domicile.

Autopsie. À la recherche d’un mobile au suicide, les investigations se sont focalisées, sans résultat, sur la vie privée du juge plutôt que sur ses activités professionnelles, qui le plaçaient au coeur de l’Etat djiboutien. L’autopsie n’a été réalisée que tardivement en février 1996, en France. En juillet 1997, c’est encore Élisabeth Borrel qui demande une expertise médicale. Le légiste conclu que le corps de Bernard Borrel n’a pu s’enflammer qu’après sa mort, compte tenu de l’absence de produits de carbonisation dans ses poumons. Le juge ne s’était donc pas immolé.

La brigade criminelle a vu dans l’attitude d’Elisabeth Borrel « une approche subjective et suspicieuse des faits ». en novembre, la police concluait étrangement ses premières investigations : « Sauf à envisager l’existence d’un vaste complot politico-judiciaire impliquant la dissimulation d’éléments d’enquête par les premiers intervenants, des procès-verbaux volontairement erronés, des examens médicaux orientés et une conspiration généralisée du silence, l’hypothèse d’un assassinat ne peut à ce jour être sérieusement retenue.  »

Mobile. Le témoignage d’Alhoumekani prend donc les enquêteurs à rebrousse-poil. L’ancien lieutenant affirme en effet qu’il s’est rendu au chek-point emprunté par le 4 x 4 du juge Borrel et par le véhicule de ses meurtriers. « J’ai eu la confirmation qu ‘ils seraient passés et que le chef de corps de la gendarmerie était venu récupérer le registre de main courante et leur en avaient donné un nouveau », déclare-t-il. Reste l’objection principale.

Comment cette opération aurait pu être organisée par un homme emprisonné au moment des faits ? « Awalleh Guelleh bénéficiait d’un permis spécial, rétorque Alhoumekani. Il pouvait quitter la prison le soir et y revenir le matin. Je l’ai vu moi-même à plusieurs reprises dans la résidence privée du chef de cabinet, lorsque j’avais des messages urgents à lui transmettre. « Qu’ils aient pu agir de concert est totalement impossible » : rétorque Me Francis Szpiner. L’avocat du Président affirme qu’Ismaïl Omar Guelleh avait lui-même pesé en faveur de la réincarcération du terroriste Awalleh Guelleh, en 1994. « Quant à l’existence d’un mobile, Borrel n’avait aucun pouvoir d’investigation. » Le juge Borrel avait pourtant été en contact avec son collègue Roger Le Loire chargé de l’enquête française sur l’attentat du café de la Paix.

Le juge « fouinait-il » dans d’autres directions? Sa veuve croit savoir qu’il s’était. aussi intéressé à une affaire de faux dollars. Un Camerounais trafiquant de haut vol, suivi de près par les services spéciaux français, avait d’ailleurs été brièvement arrêté à Djibouti après avoir escroqué plusieurs personnalités locales. « Je préfère ne pas parler de cette affaire », dit Alhoumekani, qui a demandé à bénéficier d’une protection policière.

Extrait de Libération du 4/02/2000