09/02/02 Le courage est belge (A Waberi – Article paru dans Libération)

Par A. WABERI
Abdourahman
Abdourahman A. Waberi est écrivain. Il
est né à Djibouti en 1965 et vit en Normandie
depuis une quinzaine d’années.

Le vendredi
08 février 2002


Pas un jour ne passe sans qu’une page de l’histoire coloniale
ne s’entrouvre. La France officielle bouche ces brèches
et renvoie le débat aux calendes grecques. a petite Belgique
n’en finit plus de faire courageusement son examen de conscience:
après avoir présenté ses excuses aux autorités
rwandaises pour son attitude lors du génocide de 1994,
elle vient tout bonnement de s’excuser, cette fois-ci, auprès
du peuple congolais, pour le rôle qu’elle a joué
dans la mort, en 1961, du Premier ministre congolais Patrice
Emery Lumumba. Aujourd’hui, c’est-à-dire quarante et
un ans plus tard, le ministre belge des Affaires étrangères,
Louis Michel, vient publiquement de présenter aux Congolais
et à la famille de Lumumba les «excuses»
de son pays et ses «profonds et sincères regrets
pour la douleur qui leur a été infligée».
Ce mea-culpa n’est pas le fruit du hasard, mais l’aboutissement
d’un long travail d’enquête mené par une commission
parlementaire dotée de vrais pouvoirs ­ rien à
voir avec la mission d’information conduite par Paul Quilès
sur les éventuelles responsabilités françaises
dans le génocide rwandais. Cette commission avait été
mise sur pied après la parution de l’Assassinat de Lumumba,
écrit par un sociologue flamand, Ludo de Witte. En s’excusant
de la sorte auprès du peuple congolais, le royaume poursuit
crânement son examen de conscience et aborde sa mémoire
coloniale avec une transparence que devrait lui envier ma seconde
patrie, la France.

Les relations
franco-africaines ne seront définitivement apaisées
que le jour où l’étendue de la mémoire
coloniale sera recouvrée, reconnue et acceptée
par l’ensemble des protagonistes, Français comme Africains.
Pour l’heure, l’histoire bégaie et se refuse à
panser les blessures laissées à vif. Pourtant,
je suis convaincu que cette dernière refera surface tôt
ou tard. Le ballet des souvenirs, douloureux pour l’instant,
a commencé, timidement il est vrai, sa ronde. Les faits
sont là. Pas un jour ne passe depuis quelques semaines,
quelques mois en France, sans qu’une page de l’histoire coloniale
ne s’entrouvre. La France officielle bouche ces brèches
et renvoie aux calendes grecques le débat sur cette question.

Pour preuve,
la France officielle s’est déshonorée à
la mort de son meilleur agent francophone, le poète,
président et académicien Léopold Sédar
Senghor, en n’envoyant à ses funérailles que des
seconds couteaux. L’Afrique reniée s’en remettra, sans
doute pas la francophonie. Mais les faits sont plus têtus,
et le retour du refoulé irrépressible. Les médias
s’en délectent aujourd’hui sans pour autant élever
ce débat à la hauteur idoine.

Les aveux
du général tortionnaire Aussaresses mirent le
feu à la poudre; sa récente dégradation
de l’ordre des chevaliers de la Légion d’honneur et sa
mise en accusation devant les tribunaux ne sont, en l’espèce,
qu’un écran de fumée supplémentaire. Le
général Aussaresses est un Pinochet de troisième
zone, un Grand Méchant commode et, pis, consentant. Il
ne déteste pas s’exhiber devant les caméras de
télévision. Même un enfant de cinq ans comprend
que la torture en Algérie ne se résume pas au
cas de ce vieillard borgne, c’était un système
logique jusqu’au bout, une violence permanente depuis la conquête
de cette terre d’Algérie ­ et ailleurs, en Indochine,
à Madagascar, au Cameroun…

La torture,
c’est le fer de lance du colonialisme. Et le colonialisme, c’est
la barbarie mise sciemment au service d’intérêts
économiques, stratégiques ou de grande puissance
des nations européennes. Rien n’est plus facile que de
demander des comptes au seul Aussaresses. La France d’aujourd’hui
avec ses millions de citoyens issus de l’empire et ses millions
d’émigrés attend davantage. La France de Zinedine
Zidane et d’Azouz Begag, de Marcel Dessailly et du comédien
Dieudonné, futur candidat à l’élection
présidentielle, ne peut garder longtemps le couvercle
sur ce passé qui ne passe pas. Je suis de ceux qui attendent
patiemment la mise à plat de cette mémoire coloniale.
Partout, je guette le moindre des soubresauts.

En attendant,
on repasse les mêmes plats. Les responsables politiques
se livrent aux mêmes contorsions hypocrites, surtout en
périodes électorales. On évoque les grands
principes pour ne rien dire de la politique coloniale et des
richesses qu’elle a fait dégringoler sur les villes de
France et de Navarre. On s’indigne d’autant plus facilement
que la guerre d’Algérie est déjà loin dans
le rétroviseur, les plus jeunes n’y comprennent goutte,
pour tout dire ils se passionnent pour Loft Story et ses ersatz.

Le passé
colonial est lourd à porter, les intellectuels ou ceux
qui se déclarent comme tels l’ont renié depuis
des décennies. Pascal Bruckner les a affranchis avec
son Sanglot de l’homme blanc. La pensée tiers-mondiste
est bel et bien morte. René Dumont a passé l’arme
à gauche le 18 juin 2001. Et, comme dit l’autre, moi-même,
je ne me sens pas très bien. Allons-nous tous émigrer
en Belgique?.