05/02/03 (B183) A Djibouti, nouvelle base arrière américaine (Article paru dans Le Figaro sous la signature d’Adrie Jaulmes)

Les États-Unis
continuent à masser autour de l’Irak une force atteignant au moins
87.000 hommes cette semaine, notamment au Koweït, et qui devrait dépasser
les 150.000 hommes à la mi-février, selon le Pentagone. Des
renforts en chars, navires de guerre et avions de combat arrivent quotidiennement.
A Djibouti, les marines s’installent en plein cour de la région où
Ben Laden a signé son premier attentat en 1993.

Djibouti : de notre
envoyé spécial Adrien Jaulmes [04 février 2003]

Le capitaine Klumpp mâchonne
sa chique devant l’entrée
du camp. La casquette camouflée enfoncée sur sa nuque
rasée, l’officier du corps des marines accueille ses
visiteurs devant un rempart de bastion walls. Ces
cubes de toile remplis de terre utilisés par le génie
américain entourent depuis quelques mois les bâtiments
blancs du camp Lemonnier, un ancien cantonnement de la
légion étrangère à Djibouti. En haut des miradors,
les
sentinelles américaines scrutent de leurs jumelles les
abords de cette nouvelle forteresse comme s’ils
étaient en plein «territoire apache». Mais seuls
quelques Djiboutiens indifférents et des troupeaux de
chèvres passent entre les acacias et les vieux sacs
plastiques.

«Bienvenue au camp
Lemonnier!» annonce le capitaine
Klumpp, avec une poignée de main vigoureuse et un
accent du sud des États-Unis. Il porte le nouveau
treillis au camouflage high-tech des marines, tissu
beige semé de petits carrés bruns, comme sur une photo
numérique trop agrandie. «Vous êtes autorisés à
tout
filmer, sauf les entrées du camp, la piste
d’atterrissage, les aéronefs et les installations des
forces spéciales», annonce-t-il, en crachant un jet de
salive bruni par le tabac à chiquer. Cela revient à
interdire presque toutes les directions, mais les
consignes sont les consignes.

Le camp ressemble à
tous les bivouacs de l’armée
américaine, dressés dans les sables du Koweït ou les
montagnes afghanes : derrière les remparts pliants des
bastion walls, les tentes beiges climatisées sont
alignées au cordeau, entourées des latrines de
campagne en plastique, des fontaines d’eau potable et
des cabines de téléphone qui permettent aux «boys»
de
rester en contact avec le pays.
Tout le matériel a été débarqué en quelques
semaines
par des rotations d’avions géants C 5 Galaxy ou par
conteneurs maritimes. Les 900 soldats américains du
camp Lemonnier ne manquent de rien. L’intendance
veille, ainsi que l’organisme du «Soutien du moral et
distractions», qui assure pour le compte du Pentagone
le bien-être des troupes.

Le capitaine Klumpp, chargé
de la communication de
l’état-major, débite avec une jovialité
professionnelle un discours soigneusement préparé.
«Notre présence ici n’a rien à voir avec la crise
irakienne, précise-t-il. Nous sommes ici dans le cadre
de la coalition internationale contre le terrorisme
mise en place après le 11 septembre 2001.»

Rassemblant sous un commandement
américain
l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne et l’Italie, la
«task force» combinée «Corne de l’Afrique»
(JTF-HOA) a
été créée pour empêcher les membres du réseau
d’al-Qaida fuyant l’Afghanistan et le Pakistan de
trouver refuge dans les pays de cette région sensible.
La zone était déjà suspectée d’abriter des groupes
terroristes islamistes avant le 11 septembre. Elle est
devenue depuis la chute de Kaboul fin 2001 le coeur de
la nébuleuse islamiste d’al-Qaida.

Plusieurs chefs de l’organisation
terroriste se sont
en effet réfugiés au Yémen voisin, région berceau
de
la famille d’Oussama ben Laden, et où les tribus
acquises à l’islam le plus radical échappent au
contrôle du gouvernement central.

Le Soudan, où vécut
Ben Laden entre son expulsion
d’Arabie saoudite et son retour en Afghanistan en
1996, a officiel lement pris ses distances avec le
terrorisme islamique, mais continue d’offrir un asile
à des membres de groupes radicaux proches d’al-Qaida.

Quant à la Somalie,
pays où l’Etat central s’est
effondré au début des années 90, et dont le Sud est
aux mains des seigneurs de la guerre, elle abrite
toujours les bases d’al-Itihaad al-Islamiya, groupe
fondamentaliste lié à Ben Laden.

Au centre de ce carrefour
du terrorisme, Djibouti
offre aux Américains une base arrière idéale. Cette
cité-Etat dont la stabilité est assurée par une
présence militaire française vieille de plus d’un
siècle permet de surveiller et, le cas échéant,
d’intervenir dans tous les pays voisins.

«C’est un bon endroit
pour avoir un point de vue (sur
la région) au cours des prochaines années», a déclaré
le secrétaire américain à la Défense Donald Rumsfeld,
lors de sa visite au camp Lemonnier en décembre 2002.
«Nous devons être là où l’action est. Et il n’y
a
aucun doute que c’est une région où il y a de
l’action», souligne-t-il.

La «bataille de
la Corne» a commencé bien avant les
attentats de New York et de Washington. Dressant sa
propre chronologie de la lutte contre les Américains
infidèles, Ben Laden fait remonter à 1993 la première
défaite du «Grand Satan». Une sanglante embuscade dans
Mogadiscio, où 18 rangers américains avaient trouvé la
mort face aux miliciens du général Aïdid, oblige alors
Washington à un humiliant retrait de Somalie.

Puis en 1998, deux attentats
frappent les ambassades
américaines au Kenya et en Tanzanie, tuant 225
personnes et déclenchant la première riposte
américaine contre al-Qaida en Afghanistan. En novembre
2000, l’attaque suicide contre le destroyer Américain
USS Cole en rade d’Aden, qui tue 17 marins, met le
Yémen au premier rang de la liste des Etats abritant
des terroristes.

Un raid du même
type est de nouveau lancé le 6 octobre
2002 contre le pétrolier français Limburg sur la côte
yéménite, coûtant la vie à un marin bulgare.

Le 28 novembre, un double
attentat fait 13 victimes
dans un hôtel de Mombasa, sur la côte kenyane, et
manque de peu un bilan bien plus lourd en ratant de
justesse un avion de ligne israélien.

La corne de l’Afrique
est donc pour les Américains une
zone de guerre. Les sentinelles ont les armes
approvisionnées, et les déplacements en dehors du camp
Lemonnier sont limités au maximum. Et le «Centcom», le
commandement central du général Tommy Franks, qui
s’étend sur tout le Moyen-Orient et l’Asie centrale,
fait appliquer partout les mêmes consignes. Un
attentat antiaméricain au Koweït suffit à mettre en
alerte maximale les forces américaines depuis Kandahar
jusqu’à Djibouti.

Une fois par semaine,
une sirène retentit au camp
Lemonnier. «C’est un exercice. Tous les personnels
rejoignent le poste qu’ils occuperaient en cas
d’attaque», explique le capitaine Klumpp. «Vous êtes
priés de ne pas bouger pendant toute la durée de
l’alerte», avertit-il, soudain très sérieux.

Un peu plus tard, l’exercice
terminé, les soldats
regagnent leurs tentes en gilet pare-balles et casque
lourd, le fusil M-16 à la main. Ils n’ont aucun doute
sur leur mission. «Il y a une guerre, et on est ici
pour la gagner», explique le sergent Lovett, qui passe
avec un petit groupe de soldats. «Plus tôt on en aura
fini avec les terroristes, plus tôt on pourra rentrer
chez nous.» Lovett a profité d’une permission pour
aller faire un tour dans Djibouti. «On est prudents
quand on sort, dit-il. Mais nous n’avons pas de
problèmes avec la population.»

Les autres soldats qui
accompagnent le sergent Lovett
n’ont pas quitté le camp Lemonnier depuis leur arrivée
à Djibouti, cinq mois plus tôt. Ils préfèrent passer
leurs rares moments de libre à se reposer. Lovett,
lui, s’est engagé pour «voir du pays». Il a été
basé
en Allemagne, et a voyagé en France. «Je suis allé à
Disneyland Paris», précise-t-il.

Plus loin, une section
se rassemble au soleil. On
remarque dans les rangs quelques femmes, le chignon
serré sous la casquette. «Attention ! Garde à vous !»
Le chef de détachement présente sa troupe à un
officier bâti comme un déménageur. «C’est le nouvel
aumônier», explique le capitaine Klumpp.

Fusil à l’épaule,
les soldats inclinent la tête pour
une rapide prière. «Prions Dieu pour qu’Il nous vienne
en aide dans notre mission», conclut l’aumônier. «Amen

Ces soldats ne partent
pourtant pas pour un raid sans
retour : le camp Lemonnier abrite essentiellement des
spécialistes des transmissions ou des membres des
détachements de protection. Et la nouvelle base
américaine de Djibouti, de taille relativement modeste
comparée aux bivouacs du désert koweïtien, sert
surtout de pied-à-terre à l’état-major de la JTF-HOA,
placé sous les ordres du général des marines John
Sattler. Embarqué à bord d’un navire de commandement
aux moyens de communication ultramodernes, l’USS Mount
Withney, cet état-major ne dispose pour l’instant
d’aucune troupe. «Mais nous sommes en mesure de nous
voir allouer les moyens nécessaires à n’importe quel
type d’opération», dit le capitaine Klumpp.

Le 24e corps expéditionnaire
des marines, qui croise
aux alentours d’Oman à bord du navire d’assaut
amphibie USS Nassau participe pour l’instant au siège
de l’Irak. «Mais c’est typiquement le genre d’unité
qui peut être dirigée si nécessaire vers la Corne»,
explique le capitaine Klumpp. Il se montre beaucoup
moins loquace à propos d’autres formations stationnées
au camp Lemonnier. «Oui, il y a aussi des forces
spéciales, admet-il, mais c’est un sujet classifié sur
lequel je ne peux pas m’exprimer.»

Sur la piste désaffectée
de Shabbele, qui sert de
piste de secours à l’aéroport de Djibouti, à quelques
centaines de mètres du camp, un hangar blanc abrite de
curieux avions gris au fuselage allongé. Les drones
«Predator» de la CIA sont basés sur le territoire
djiboutien depuis l’été 2002. Ces engins décollent de
Shabbele avant d’être directement télécommandés
depuis
le siège de la CIA aux Etats-Unis. Les images prises
en vol sont ainsi envoyées en temps réel à Langley,
Virginie. Où est prise la décision d’une éventuelle
attaque, comme celle du 3 novembre 2002, lorsqu’un
drone basé à Djibouti pulvérise d’un coup de missile
antichar «Hellfire», la voiture de l’un des
lieutenants de Ben Laden dans le nord du Yémen.

«On est ici pour
combattre le terrorisme, explique le
capitaine Klumpp. Mais notre mission est aussi de
travailler à plus large échelle et d’établir une
stabilité durable dans toute la région. Avec nos
alliés de la coalition», ajoute-t-il en regardant
décoller sur la piste voisine trois Mirage français
dans un bruit assourdissant.

Les Espagnols et les Allemands
ont eux aussi pris pied
à Djibouti. Les marines de ces deux pays croisent dans
la mer Rouge et le golfe d’Aden. Leurs frégates
relâchent régulièrement dans le port, mais leurs
personnels à terre sont plus modestement logés dans
les hôtels de Djibouti, et passent au final assez
inaperçus.

Ce qui est loin d’être
le cas des Américains. La
transformation du camp Lemonnier en pied-à-terre de
l’US Army s’est faite avec l’accord des autorités
djiboutiennes, alléchées par la manne financière qui
l’accompagne. L’état-major américain refuse de fournir
des chiffres, mais selon des diplomates occidentaux en
poste dans la région, les Etats-Unis auraient déjà
versé aux autorités djiboutiennes quelque 40 millions
de dollars pour la «location» du camp Lemonnier.

Mais la petite communauté
française de Djibouti
regarde avec des sentiments mitigés ce déploiement de
forces. «Nos relations avec eux sont bonnes», affirme
le général Pons, commandant les Forces françaises
stationnées à Djibouti (FFDJ), qui admet cependant que
des «malentendus» aient pu avoir lieu. Une patrouille
américaine aurait ainsi essayé de contrôler les
papiers de soldats français, qui ont refusé
d’obtempérer. Et au cours d’un exercice amphibie, les
marines auraient omis de prévenir de leur débarquement
surprise des civils français médusés sur une plage de
Djibouti.

Dans les popotes de la
plus grande base française à
l’étranger, où 2 800 soldats de l’armée de terre, de
la marine nationale et de l’armée de l’air sont
stationnés pour assurer la défense de la République
djiboutienne, le ton est moins diplomatique.
«L’attitude des Américains est inadmissible», peste un
officier de marine français. «Ils se comportent comme
s’ils étaient en pays conquis. Il ne faut pas qu’ils
s’étonnent s’ils ont des problèmes !»

D’autres militaires français
sont cependant plus à
l’aise. «Les Américains sont en opération. Ils
appliquent leurs consignes. Leur attitude est
cohérente, explique un officier de la 13e demi-brigade
de Légion étrangère, le reste est une affaire
d’appréciation».