22/10/03 (B217) LIBERATION : La thèse du suicide du juge Bernard Borrel, à Djibouti en 1995, mise à mal. Une veuve en guerre contre le «mensonge d’Etat»

Par Armelle THORAVAL
dans « Libération » de mercredi 22 octobre 2003

« L’hypothèse
de l’intervention d’un ou de plusieurs tiers à l’origine du décès
se trouve renforcée.» Trois experts en médecine légale
eurs cheveux châtains font hérisson, redressés par un
brin de gel. Les deux garçons ont respectivement 13 et 16 ans, un jean,
des baskets, des tee-shirts, l’uniforme des collégiens ; ils affichent
une forme de résistance, masquent des larmes en traces dans un regard
vert-gris. Ils ressemblent probablement à leur père, et sûrement
à leur mère, qui s’exprimait hier à la Maison de l’Amérique
latine, à Paris, dans une salle emplie de journalistes, d’amis de Djibouti,
de membres de la famille.

Elisabeth Borrel mène
un combat acharné. Le plus souvent sans la présence de ses fils.
Pour faire admettre que son mari, magistrat, a été assassiné
à Djibouti, il y a huit ans. Hier, elle a voulu qu’ils écoutent.
«On nous a servi un mensonge d’Etat, on nous a bâti les mobiles
du suicide, on a porté atteinte à l’honneur de mon mari et au
mien», commence-t-elle à marteler de son ton de magistrate.

Cannabis. Aujourd’hui
juge d’instance à Toulouse, Elisabeth Borrel a refusé, fin 1995,
la version officielle qui lui avait été servie et qu’elle avait
d’abord admise. Son mari, Bernard, ancien procureur de Lisieux, en poste à
Djibouti comme conseiller technique du ministère de la Justice, a été
retrouvé le 19 octobre 1995 le corps à demi carbonisé
au pied d’un ravin, à 80 kilomètres de son domicile, en face
de l’île du Diable, un peu de cannabis dans la poche de son short. Avant
de disparaître, il avait accompagné Louis-Alexandre, son fils
de 8 ans, au catéchisme.

Dépression, suicide,
quelques heures après son décès, l’affaire était
dite. L’ambassade de France validait cette version par un communiqué,
sans autre forme de précautions. Les médecins militaires français
approuvaient. Sans enquête. Dépression, suicide, quelques mois
à peine après son décès, cette thèse continuait
d’être officielle à Toulouse, même si un premier expert
ébranlait un peu le raisonnement du juge. A peine 40 ans, de réputation
intègre, chargé de conseiller le petit Etat de Djibouti ­
carrefour de marchands et de trafiquants, et ancienne colonie française
au bout de la Corne d’Afrique ­, pour y rénover code civil et code
pénal, Bernard Borrel aurait vacillé. Pour des affaires de moeurs,
de cannabis, des affaires de l’on ne sait quoi. Dépression, suicide,
quelques années bien lourdes après son décès,
la thèse obstinée de deux magistrats parisiens, Roger Le Loire
et Marie-Paule Moracchini­ qui ont hérité du dossier en
1997 avant qu’on ne leur retire le 21 juin 2000 ­ est effondrée.

Invraisemblances. L’avocat
d’Elisabeth, Olivier Morice, parlait hier de «l’assassinat du juge Borrel».
Dans ses mains, les dernières conclusions d’un collège de trois
éminents experts, remises en juillet 2003 à Sophie Clément,
cinquième juge d’instruction à travailler ce dossier. Trois
professeurs, spécialistes de médecine légale à
Lyon, Montpellier et Lausanne ­ Daniel Malicier, Patrice Mangin et Eric
Baccino, qui écrivent : «Nous estimons que l’hypothèse
de l’intervention d’un ou de plusieurs tiers à l’origine du décès
de monsieur Borrel se trouve renforcée.» Déjà,
ils avaient, dans un prérapport remis en novembre 2002, pointé
les invraisemblances. Cette fois, les experts assurent qu’il s’agit, selon
Laurent de Caunes, l’autre avocat de la famille, d’une mort violente «liée
à une intervention extérieure».

Auparavant, le scénario
privilégié par les juges Le Loire et Moracchini était
le suivant : Bernard Borrel aurait acheté un jerrycan dans une station
d’essence, avant de se rendre au lieu-dit Le Goubet, au nord de Djibouti.
Il se serait aspergé, enflammé, puis son corps aurait dévalé
la pente du ravin. Première faille : les experts estiment avoir mis
en lumière «des éléments étayant l’hypothèse
de la survenue d’un traumatisme crânien, notamment à la suite
d’un coup porté par un instrument vulnérant». Ensuite,
une fracture de l’un des deux os de l’avant-bras gauche paraît évoquer
«une lésion de défense par interposition de l’avant-bras
face au danger représenté par le maniement d’un instrument»
par l’agresseur.

Un bidon. La faille la
plus importante, ensuite : la présence d’un liquide inflammable sur
le corps de Borrel, en plus de l’essence supposée contenue dans le
jerrycan. Or, lorsque le juge a été retrouvé, il y avait,
à côté de sa voiture garée en haut de la falaise,
un bidon. Pas deux. Seule la partie supérieure du corps a été
brûlée : un autre expert avait déjà considéré
que cela rendait improbable toute forme d’immolation. Pour la famille, les
preuves de la mise en scène sont là.

Pourquoi la diplomatie
française a-t-elle estampillé à toute vitesse la thèse
du suicide ? Pourquoi les autorités françaises n’ont-elles pas
pris l’initiative d’ouvrir une enquête ? Quel rapport la mort du magistrat
a-t-elle avec un dossier alors en cours d’instruction en France, pour lequel
il apportait son aide ­ celui de l’attentat du Café de Paris, à
Djibouti, en 1990, où l’enfant d’un militaire français avait
trouvé la mort ? Les services secrets français voyaient dans
cet attentat l’ombre d’Ismaïl Omar Guelleh, chef de cabinet et neveu
du chef de l’Etat en 1994, devenu en 1999 président de la République.

Sophie Clément,
nouvelle juge d’instruction, a demandé au ministère de la Défense
français des documents en relation avec ce décès. Réponse
: «douze documents» ont un lien avec la mort de Bernard Borrel.
Mais ils sont classés «secret défense». La famille
et la juge vont tenter d’en obtenir la déclassification. Un refus
ferait de l’affaire Borrel un vrai scandale d’Etat.