16/01/05 (B281) Extrait Le Monde diplomatique : un continent en mutation. (Sous la plume d’Ignacio Ramonet)

L’Afrique semble
crouler sous les problèmes : guerres, massacres, coups d’Etat,
crises politiques et sociales, dictatures, maladies, exodes… Et pourtant,
là comme ailleurs, des femmes et des hommes luttent pour leurs droits
et leur dignité, des associations à caractère civique
se multiplient, des expériences démocratiques se prolongent,
les créateurs, les artistes et les artisans font preuve d’une
formidable vitalité, les sociétés de plus en plus urbanisées
bougent, se transforment et se projettent avec confiance vers l’avenir.

Par Ignacio Ramonet

En Occident, en revanche,
nombre de spécialistes lui prédisent encore plus de malheur.
Certains rendent les Africains responsables. Non contente de mourir, l’Afrique,
frappée par le « syndrome de victimisation », serait en
train de se suicider, assistée des larmes de ses fossoyeurs, les «
négrologues » qui lui mentent. C’est trop simple pour être
juste. Car les sociétés africaines qui se battent et se débattent
méritent autant notre attention que l’« Afrique cauchemar
» chère à certains intellectuels occidentaux revenus de
tout.

Après les indépendances,
beaucoup de pays avaient choisi des politiques volontaristes de développement.
Elles n’ont pas permis le décollage économique à
cause du poids écrasant de la dette extérieure et d’une
division internationale du travail déséquilibrée. Depuis,
les institutions financières du Nord imposent, avec la complicité
des élites locales, des politiques libérales qui aggravent la
crise. Avec les accords de Lomé, la Communauté européenne
avait voulu atténuer les rigueurs de la compétition mondiale
en accordant aux pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique des
avantages unilatéraux, tel l’accès privilégié
au marché européen. Elle cherchait aussi à compenser
la variation des prix mondiaux des matières premières et des
produits agricoles. En 2000, avec l’adoption de l’accord de Cotonou,
les Européens ont abandonné cette ambition et adopté
le libre-échange classique.

Mais la mondialisation
profite peu au continent. Le prix Nobel d’économie et ancien vice-président
de la banque mondiale Joseph Stiglitz a démontré, à partir
du cas de l’Ethiopie, l’inanité des directives que le Fonds
monétaire international impose aux Etats africains. « Ce que
disent les statistiques, écrit Stiglitz, ceux qui sortent des capitales
le voient de leurs yeux dans les villages d’Afrique : l’abîme
entre les pauvres et les riches s’est creusé, le nombre de personnes
qui vivent dans la pauvreté absolue ­ moins de 1 euro par jour
­ a augmenté. Si un pays ne répond pas à certains
critères minimaux, le FMI suspend son aide, et, quand il le fait, il
est d’usage que d’autres donateurs l’imitent. Cette logique
du FMI pose un problème évident : elle implique que, s’il
obtient de l’aide pour une réalisation quelconque, un pays africain
ne pourra jamais dépenser cet argent. Si la Suède, par exemple,
octroie une aide financière à l’Ethiopie pour qu’elle
construise des écoles, la logique du FMI impose à Addis-Abeba
de conserver ces fonds dans ses réserves, au prétexte que la
construction de ces écoles va entraîner des dépenses de
fonctionnement (salaires des personnels, maintenance des équipements)
non prévues au budget et va conduire à des déséquilibres
nuisibles pour le pays. »

Ces politiques néolibérales
fragilisent en particulier les producteurs africains de coton. C’est
toute l’économie des grands pays du Sahel qui est menacée.
Pour le Tchad, le coton est le premier produit d’exportation ; au Bénin,
il représente 75 % des recettes d’exportation ; au Mali, 50 %
des ressources en devises, et au Burkina Faso, 60 % des recettes d’exportation
et plus du tiers du produit intérieur brut (PIB). L’huile obtenue
à partir des graines de coton représente l’essentiel de
la consommation d’huile alimentaire au Mali, au Tchad, au Burkina Faso,
au Togo, et une proportion importante en Côte d’Ivoire et au Cameroun.
Sans parler de l’alimentation pour le bétail dérivée
du coton.

La dévaluation
du franc CFA, imposée en 1994, n’a pas arrangé les choses.
Elle a aggravé les déséquilibres structurels des quatorze
Etats concernés, dont onze figurent parmi les pays les moins avancés
du monde. L’échec économique d’une grande partie de
l’Afrique subsaharienne impose de redéfinir le concept même
de développement.

En matière de politique
étrangère, depuis l’abolition de l’apartheid en Afrique
du Sud et la fin du conflit Est-Ouest, les cartes se redistribuent sur l’ensemble
du continent. Plusieurs pays développent une diplomatie autonome, en
particulier la République sud-africaine, qui est devenue un acteur
majeur, même si, au-delà d’initiatives ponctuelles, la politique
de Pretoria semble tâtonner.

Les puissances occidentales
se livrent à une nouvelle guerre d’influence à coups d’accords
économiques et de partenariats militaires. Au prétexte de lutter
contre le terrorisme, les Etats-Unis ont multiplié ces dernières
années les accords militaires avec les pays africains, y compris les
Etats francophones liés à Paris. Washington marque ainsi des
points dans le pré carré français. Il faut dire que,
quarante ans après les indépendances, Paris n’a plus de
projet affirmé. La France était naguère « faiseuse
de rois » dans sa « chasse gardée » africaine. Et
ses ambassadeurs, doublés au Tchad, en Centrafrique ou au Gabon d’influents
agents plus ou moins secrets, orientaient ouvertement la politique intérieure.
Incapable de rompre avec cette tradition « françafricaine »,
Paris s’est retrouvé piégé en Côte d’Ivoire.

En bombardant la zone
rebelle du Nord, le 4 novembre 2004, le président Laurent Gbagbo a
gravement dégradé la situation politique ivoirienne. Les militaires
français de l’opération « Licorne » déployés
dans le pays à la suite de la rébellion d’une partie de
l’armée, chargés par l’ONU de contrôler une
« zone de confiance » séparant la Côte d’Ivoire
en deux parties, ont dû, pour protéger les étrangers ­
africains et européens ­ pourchassés à Abidjan par
des manifestants, intervenir au coeur de la ville, au risque de faire figure
d’« armée d’occupation ».

Les crises qui frappent
l’Afrique sont aussi sanitaires. Le paludisme tue de 1 à 2 millions
de personnes par an, et le sida beaucoup plus. Le principal allié du
sida est la pauvreté. Dans les pays africains, les populations et les
Etats ne peuvent rien faire pour tenter d’enrayer la maladie par faute
de moyens. Ne rien faire, c’est se résigner à voir disparaître
des populations entières. L’Afrique subsaharienne à elle
seule compte 71 % des personnes atteintes, soit 24,5 millions de personnes
adultes et enfants. Chez les jeunes Africaines, le taux moyen d’infection
est cinq fois plus élevé que chez les jeunes hommes.

Mais les raisons d’espérer
abondent. Et pour peu qu’on soit curieux, on peut observer le pullulement
d’expériences qui témoignent d’une exceptionnelle
vitalité. Par exemple, en décembre 2004, à Lusaka (Zambie),
s’est tenu le 3e Forum social africain. Malgré le manque de moyens,
cette réunion ­ précédée de plusieurs forums
locaux ­ a montré la diversité et la richesse du mouvement
social. Malgré la crise et l’instabilité politique, les
expériences démocratiques se sont multipliées depuis
les années 1990. Des pratiques civiques originales en émergent.
L’avènement du multipartisme a permis, à peu près
partout, l’éclosion de nouveaux espaces de liberté, même
s’il a rarement conduit à des transformations qualitatives irréversibles,
tant du point de vue de la vie civique que du point de vue du bien-être
matériel des populations. En outre, partout, l’absence de solutions
de rechange crédibles au modèle néolibéral a provoqué
soit le repli dans un discours moral ou religieux, soit des crispations identitaires,
soit encore l’aggravation des luttes pour la conquête ou la conservation
du pouvoir. On l’a vu au Sénégal où, en mars 2000,
la défaite électorale, du président Abdou Diouf et l’accession
au pouvoir de M. Abdoulaye Wade a suscité un vaste espoir de changement
politique et social. Mais la nouvelle équipe n’a pas su, jusqu’à
présent, engager les réformes d’envergure indispensables.

A l’échelle
continentale, l’échec de l’Organisation de l’unité
africaine (OUA), qui avait vu le jour en 1963 à Addis-Abeba (Ethiopie),
s’est confirmé. Son bilan apparaît globalement négatif
au regard des objectifs prévus par sa charte fondatrice, en particulier
son article 2, qui prévoyait le renforcement de la solidarité
entre Etats et la coordination de leurs politiques. En ce qui concerne un
autre point capital, la défense de la souveraineté, de l’intégrité
territoriale et l’indépendance des Etats membres, l’OUA s’est
retrouvée dans l’incapacité de régler les conflits
du Liberia, de Somalie, de la Sierra Leone, du Rwanda, du Burundi et de la
République démocratique du Congo. Comment s’étonner
que, devant tant d’échecs, l’OUA ait été remplacée,
en juillet 2001, par l’Union africaine, qui aura à relever les
graves défis continentaux. Une nouvelle étape s’ouvre ainsi
dans l’histoire du panafricanisme.