01/02/05 (B283A) LIBERATION : justice pour le juge.

Elisabeth Borrel, 47
ans, magistrate. Elle exige réparation pour son mari, juge français
délégué à Djibouti, dont la mort, en 1995, semble
avoir été maquillée en suicide.
Justice pour le juge

Par Brigitte VITAL-DURAND
(Libération)

mardi 01 février
2005

L’aristocrate livre de
prières, Les très riches heures du duc de Berry, voisine sur
la table basse avec une main verte glauquissime, oeuvre de ses enfants. Des
oiseaux en papier tombent du lustre en cristal. Deux colombes roucoulent dans
leur cage. Et, comme sans doute tous les matins, le caniche part se vautrer
sur le canapé de velours vieux rose, tandis que les fauteuils assortis,
qu’on attendrait rangés de part et d’autre, mènent leur vie
aux quatre coins du salon.

Chez Elisabeth Borrel,
un jour, on a tout déglingué. Détraqué, le bel
ordre bourgeois. Déboussolée, la famille. Cette fille de prof,
magistrate, épouse de juge, catholique pratiquante, «déçue
de 1981», avait construit sa vie pour qu’elle se déroule sur
un chemin, étroit, raide, mais droit. Et voilà, à 47
ans, elle est seule dans son appartement de Toulouse, face à ses fils
aux noms de roi, Louis-Alexandre et François-Xavier. Seule au centre
d’un sombre dossier politico-judiciaire : celui de son mari.

«On s’aimait, on
était heureux et je me retrouve comme ces divorcées que je ne
peux pas voir, seule à élever mes enfants !» Elle part
d’un grand rire, avec ses yeux bleus tristes. Toute mince dans ses pulls layettes,
elle est dure comme une héroïne de tragédie. «Sans
elle, il n’y avait pas d’affaire Borrel», admet l’avocat toulousain
Laurent de Caunes, l’un des rares à l’avoir crue, tout au début.
Le seul, avec son père, à l’écouter lorsqu’elle s’est
mise à douter du suicide de son mari.

Elle est devenue «la
veuve Borrel» le 19 octobre 1995, à 10 heures, quand le consul
de France à Djibouti lui a annoncé que son époux s’était
suicidé. La famille habitait alors dans cette ancienne colonie, où
Bernard Borrel avait été détaché auprès
du ministre de la Justice du pays. Des militaires de la prévôté
française venaient de retrouver son corps dans les broussailles, en
face de l’île du Diable. Voici ce qu’on a dit à Elisabeth : la
veille au soir, votre mari a quitté la ville avec sa voiture, qu’il
a laissée au bord de la route, près d’un à-pic, il s’est
déshabillé, arrosé d’essence, il a mis le feu, puis,
fou de douleur, il s’est élancé sur les rochers où on
a retrouvé son corps en partie calciné, dix-sept mètres
en contrebas.

Elisabeth Borrel a cru
ce qu’on lui racontait. «La veille, il était angoissé,
il m’avait dit : « Il faudrait que je te parle, mais je ne peux pas. »
Il n’était pas bien. Il m’avait dit aussi : « Je ne suis plus digne
de toi… Quoi qu’il arrive, il ne faut pas qu’on se sépare. »
Je n’avais pas fait attention.» A cette époque, elle avait foi
en la justice, en ses pairs. Elle croyait à leur parole comme elle
croit en Dieu. Dans son monde si rigoureux, le mensonge n’existait pas.

Son mari meurt dans la
nuit de mercredi à jeudi, elle part le dimanche. Toulouse. Aux garçons,
8 et 5 ans, elle dit que leur père a disparu dans un accident. Ses
malles arrivent. Fouillées de fond en comble, jusqu’aux cadres des
photos désossés. Elle trouve ça normal. Les militaires
ont bien surveillé les entrées et sorties de sa maison, au lendemain
de la mort de Bernard. Ses affaires ont été fouillées
aussi. Normal, pense-t-elle encore. Début 1996, elle se remet au travail
: le tribunal d’instance, justice sans prestige où on la colle aux
tutelles.

Les premiers doutes sont
venus longtemps après le choc . Des signes qui s’accumulent. Il y a
d’abord l’autopsie qui tarde à Djibouti. Les résultats qu’on
ne lui communique pas. L’enquête sur place, dont on ne lui donne pas
de copie. Elle apprend aussi qu’un «Européen» accompagnait
son mari lorsqu’il a quitté la ville. Pour en avoir le coeur net, elle
demande elle-même une expertise sur le corps, et apprend qu’il n’avait
pas de suie dans les poumons, il serait donc mort avant d’être brûlé.
Sa conviction se forge. Elle ne sait pas par qui et pour quoi, mais elle est
en est sûre : son mari a été tué.

En 1997, les gens qui
la croient sont rares. Parmi eux, Yvette Roudy, maire de Lisieux, où
son mari a été procureur, et Anne Crenier, alors présidente
du syndicat de la magistrature (SM, gauche) qui se porte partie civile à
ses côtés.

Le reste du monde la pense
folle. Et pendant qu’on y est, l’avocat qu’elle prend à Paris, Olivier
Morice, se fait traiter de fou, lui aussi. Pour faire aboutir son dossier
qui traînait à Toulouse, on lui dit que ce serait mieux de le
dépayser à Paris. Là, elle tombe sur de fameux juges
d’instruction, Marie-Paule Moracchini et Roger Le Loire, qui ordonnent une
enquête sur place.

Aujourd’hui dans les milieux
judiciaires, il est encore de bon ton de soupirer, sans rien connaître
au dossier : «Cette pauvre Elisabeth n’a jamais accepté le suicide
de son mari.» La «veuve Borrel» est synonyme de «paranoïa»,
de «délire», de «persécution». Ces trois
annotations sont apposées en face de son nom sur un rapport de police.
Frappé du tampon «Très confidentiel», il circule
néanmoins en haut lieu, où l’on prend encore ses conclusions
pour vraies. Page 19 : «Sauf à envisager l’existence d’un vaste
complot politico-judiciaire, impliquant dissimulation d’éléments
d’enquête par les premiers intervenants, procès verbaux volontairement
erronés, examens médicaux orientés et conspiration générale
du silence, l’hypothèse de l’assassinat ne peut être sérieusement
envisagée.»

Folle, donc. Elle découvre
qu’elle est atteinte d’un cancer du sein. Mutilée. Rayons. Chimio.
Elle est chauve. Puis ses cheveux repoussent. «Raides comme la justice»,
rit-elle. Et elle redémarre.

La police a désarticulé
la vie de son mari. Lui, si droit, un «Saint-Just», officier de
réserve dans la Marine, fils unique élevé chez les Jésuites,
collectionneur de médailles et de décorations, devient, sous
la plume des enquêteurs, père d’une fillette cachée, fumeur
de khat, et s’il n’est pas lui-même pédophile, il est proche
d’un pédophile. A chaque démarche qu’elle entreprend, on lui
oppose le suicide. Jusqu’en 2000.

Cette année-là,
les deux juges parisiens sont dessaisis, à la demande d’Olivier Morice,
le soi-disant fou, mais en réalité formidable défenseur
de la veuve et des orphelins. 2001: d’autres juges reprennent l’enquête.
2002 : de nouvelles expertises démontrent que Bernard Borrel a reçu
un coup mortel à la tête. Elisabeth pense qu’il a pu tomber sur
des trafics d’armes entre la France, l’Afrique, l’Irak. Ou être mêlé
à des affaires d’espionnage.

Elisabeth, sur un nuage,
apporte foie gras et sauternes lors des conférences de presse à
Paris. Un jour, juste avant un rendez-vous au Palais de justice, elle file
au marché aux oiseaux. Chez le juge, elle a une petite boîte
en carton roucoulante sur les genoux. Ce sont les colombes du salon : «Louis-Alexandre
et François-Xavier sont magiciens.»

Tout va de plus en plus
vite, jusqu’à ces dernières semaines. La justice française
demande l’audition du chef des services secrets djiboutiens. En représailles,
Djibouti ordonne à six coopérants français de faire leurs
valises. Des rumeurs courent sur le départ des militaires français,
sur la fermeture de l’ambassade de Djibouti à Paris. Pendant ce temps,
Elisabeth chante. Elle a appris deux choses au club des femmes de militaires
à Djibouti. La peinture sur porcelaine, «on fait des choses magnifiques»,
et le chant. Elle va à la chorale de sa paroisse, en pensant que «ça
va devenir de plus en plus dangereux».