02/02/05 (B283A) LE MONDE / ENQUÊTE : l’énigme Borrel (Sous la plume de Gérard Davet)

Suicide ou assassinat
?

La mort d’un juge français,
en 1995, à Djibouti, garde sa part de mystère et pèse
sur les relations entre ce pays et la France. Un rire nerveux ponctue ses
phrases, mais il ne faut guère s’y fier : Elisabeth Borrel, 47 ans,
n’a plus le coeur à rire. Le temps lui manque. Elle lutte contre un
cancer, et tente d’élever seule ses deux fils, âgés de
17 et 14 ans. Simple juge d’instance toulousaine, à ses heures perdues,
elle guerroie contre deux Etats, la France et la République de Djibouti,
bien décidée à faire admettre à tous que son mari,
Bernard Borrel, magistrat détaché à Djibouti en 1994,
est mort assassiné le 18 octobre 1995.

« Assassiné »,
répète-t-elle, et non, comme l’indique la thèse officielle,

« suicidé », à 80 km de Djibouti, au pied d’une falaise,
en s’immolant par le
feu. « J’irai jusqu’au bout, assure Mme Borrel. On m’a enlevé mon
mari, mon
pays, mon métier. Il ne me reste plus rien. On s’aimait, on aimait
la
justice. Bernard valait bien mieux que tous ceux qui l’ont utilisé.
Et
maintenant, je veux la vérité. Pas une vérité
relative, une vérité
absolue… »

La recherche de cette
« vérité absolue » vire aujourd’hui à l’affaire
d’Etat sur fond de crise diplomatique. Pour avoir consacré un dossier
à l’histoire du juge Borrel, Radio France internationale (RFI) a vu
ses émissions interrompues à Djibouti le 14 janvier. Six coopérants
français ont été expulsés dans la foulée
par les autorités locales, irritées par des articles de presse
parus sur ce sujet. A Paris, l’Elysée ne cache plus ses inquiétudes,
car 12 000 Français vivent à Djibouti ; 2 700 soldats de la
plus grande base militaire française en Afrique y sont également
casernés. Au-delà, une crise avec Djibouti compliquerait les
relations, déjà difficiles, entre la France et le continent
noir.

Le dossier ivoirien est
au point mort, l’Angola fait des misères à Total depuis l’affaire
Falcone, et le Quai d’Orsay s’attend à ce que le Rwanda réagisse
fortement aux conclusions du juge Jean-Louis Bruguière, chargé
d’enquêter sur la responsabilité de Paul Kagamé (actuel
chef de l’Etat) dans l’attentat du 6 avril 1994, contre l’avion de l’ancien
président rwandais Juvénal Habyarimana.

En avril 2004, Jacques
Chirac avait déjà dû se fendre d’un appel
téléphonique à Ismaël Omar Guelleh, son homologue
djiboutien, afin de le
rassurer sur les intentions françaises. Mais comment lui faire comprendre

que les juges d’instruction, en France, ouvrent en toute indépendance
? « Le
mensonge s’installe, c’est une manipulation de l’opinion, s’exclame Me
Francis Szpiner, l’avocat de la République djiboutienne. Mme Borrel
voudrait
la vérité sur un homme courageux tué par la raison d’Etat.
Mais, à ce jour,
je ne sais toujours pas si le magistrat a été tué ou
s’il s’est suicidé. »

A quelques semaines de
l’élection présidentielle, prévue en avril, le président
Guelleh ne supporte plus les mises en cause répétées
de son administration. Il a très mal vécu le fait que la chambre
de l’instruction de la cour d’appel de Versailles ordonne, le 10 janvier,
l’audition du chef des services secrets de son pays, Hassan Saïd, dans
une affaire connexe de subornation de témoins. M. Guelleh avait très
mal compris, également, la position de la juge Sophie Clément,
chargée du dossier Borrel.

Dans un courrier du 17
septembre 2004, elle expliquait que le défunt avait été
en relation avec son collègue français Roger Le Loire, chargé
d’enquêter sur l’attentat du Café de Paris, en 1990 (1 mort,
14 blessés). « Il a été retrouvé dans les
documents de M. Borrel copie d’une commission rogatoire internationale délivrée
par M. Le Loire et annotée de la main de Bernard Borrel, écrivait-elle.
(…) Or les policiers chargés de l’enquête sur le Café
de Paris ont mis au jour l’hypothèse d’une manipulation de l’enquête
par les services spéciaux djiboutiens dirigés -à l’époque-
par Ismaël Omar Guelleh. »

La juge Sophie Clément
s’appuyait en outre sur un document de la DGSE, déclassifié,
daté du 21 janvier 2000, qui faisait état des déclarations
de deux témoins djiboutiens ayant révélé que « le
clan de l’actuel président de la République de Djibouti aurait
commandité l’assassinat du juge Borrel ». Pour Mme Borrel et ses
conseils, Me Laurent de Caunes et Olivier Morice, il ne faisait guère
de doute, depuis longtemps, que cette affaire était directement liée
à celle du Café de Paris. La juge d’instruction, à son
tour, a donc suivi cette piste.

D’où l’inquiétude
des autorités françaises… Le ministère des affaires
étrangères a dû publier, le 28 janvier, un communiqué
alambiqué dans lequel son porte-parole, Hervé Ladsous, affirme
que « rien ne permet de conclure à la mise en cause des autorités
djiboutiennes » dans l’enquête sur la mort de M. Borrel. Il déclare
également qu’une copie du dossier pénal sera transmise à
la justice de ce pays. Cette même transmission, réclamée
par Djibouti, que la juge Clément avait pourtant déclarée
« inopportune » le 13 septembre 2004. Me de Caunes voit là
« une tentative scandaleuse d’immixtion du pouvoir exécutif dans
l’action judiciaire ».

Elisabeth Borrel a pris
l’habitude d’être ainsi confrontée à la raison d’Etat.
Elle a tout connu, en dix ans de combat : les courriers anonymes, avec un
briquet glissé dans l’enveloppe, pour rappeler les circonstances de
la mort atroce de son mari, les tracasseries administratives, les suspicions
de toutes sortes. Rien ne l’avait préparée à cela. Sa
vie, elle la voyait plutôt comme celle d’un couple de magistrats, catholiques
fervents, entre code pénal et éducation des enfants.

Elle rencontre Bernard
Borrel en 1982, à Privas, dans l’Ardèche, où elle effectue
son premier stage de magistrate. Ils se marient en 1985. M. Borrel est muté
à Lisieux (Calvados), où il devient procureur de la République.
Elisabeth Borrel est juge d’application des peines à Caen. On lui propose
de partir comme magistrat coopérant à Djibouti. Le couple hésite.
Et puis, un jour, Elisabeth Borrel est prise en otage au centre de détention
de Caen. Un détenu la menace avec un couteau. « Tous les détenus
criaient « Plante-la ! », se souvient-elle. Le directeur de la prison
a réussi à neutraliser mon agresseur devant la dernière
porte. » Cette fois, c’est décidé, le couple part à
Djibouti.

A leur arrivée,
en avril 1994, ils déchantent : « Nous avons été
choqués par
la misère, il y avait des lépreux. Et puis nous n’étions
pas des coopérants
professionnels, comme beaucoup de Français qui vivent comme cela toute
leur
vie, en profitant de l’argent français. » Mme Borrel ne travaille
plus, elle
s’occupe du club de peinture sur porcelaine, fréquente les épouses
de
militaires. Son mari, lui, se rend chaque matin au bureau, où il conseille

le ministre djiboutien de la justice. L’après-midi, c’est la plage,
avec les
deux enfants. Il n’y a pas de cinéma à Djibouti, la population,
miséreuse,
est musulmane et ne cesse de mâcher du khat, une substance hallucinogène.

Difficile, dans ces conditions, de s’intégrer.

« C’est un beau pays,dit
encore Mme Borrel, mais complètement pourri. » Les
relations de M. Borrel avec son ministre de tutelle se tendent. Il perd de

son enthousiasme. Puis il apprend le suicide, en France, d’un ami magistrat.

« Il n’a pas compris, raconte Mme Borrel. Il me disait : « Comment
peut-on se
suicider quand on a deux enfants ? » A la suite de ce décès,
il a fait un
zona. »

Le 17 octobre 1995, les
époux ont une discussion. « Il était très angoissé,

explique Mme Borrel. Il m’a dit : « Il faudrait que je te parle, mais
je ne
peux pas. » Il a ajouté : « Je ne suis pas digne de toi. »
Je me reproche de ne
pas avoir su le faire parler. A aucun moment, nous n’avions songé à
nous
séparer. » Le 18 octobre 1995, Bernard Borrel est aperçu
une dernière fois, à
une station-service, où il se fait servir six litres d’essence. Un
homme, de
type européen, serait à ses côtés. La veille, il
avait solli- cité un
découvert bancaire auprès de la BNP, à Lisieux, et retiré
une somme de 1 450
000 francs djiboutiens (7 600 euros). Le 19 octobre 1995, son corps est
retrouvé, en partie calciné, au pied d’une falaise. « Quand
on m’a annoncé
son décès, je me suis dit que c’était la pire des morts,
assure Elisabeth
Borrel. Mais j’ai cru à son suicide. C’était simple de me manipuler,
tant
j’étais effondrée. »

Deux lettres sont retrouvées
dans la sacoche du magistrat. Dans la première,
il signale à sa femme le retrait de la somme d’argent. Dans une deuxième,

intitulée « Ce que je dois », il détaille le nom de
ses créanciers et explique
comment vendre au mieux sa collection de médailles militaires. « Il
serait
revenu, je n’aurais rien su de tout cela, puisque ces courriers étaient
dans
sa sacoche », dit Mme Borrel. Celle-ci quitte rapidement Djibouti pour
la
France. « Tous les gens qui m’entouraient alors ont disparu, se
souvient-elle. J’ai senti qu’il y avait des choses que l’on voulait me
cacher. »

Une information judiciaire
est ouverte, le 6 février 1996, à Toulouse. Une
autopsie est ordonnée, puis pratiquée le 15 février 1996.
Elle conclut à
l’absence de lésions suspectes. Mme Borrel fait pratiquer elle-même
un
examen médico-légal privé. Selon cette étude,
les brûlures ne seraient pas
caractéristiques d’une autoaspersion. Elle insiste, écrit au
juge, au
procureur. Tant et si bien que le dossier est délocalisé à
Paris, où la
brigade criminelle est saisie.

Les enquêteurs se
rendent à Djibouti, entendent une cinquantaine de
personnes. Un travail méticuleux, professionnel. Et les policiers acquièrent

une conviction : le juge n’a pas été assassiné, il s’est
suicidé. Dans un
rapport de synthèse daté du 21 septembre 1999, les policiers
détaillent leur
enquête. Ils s’interrogent, ainsi, sur le fait que Mme Borrel ait, de
« façon
étrange », dissimulé aux autorités djiboutiennes
être en possession de la
somme d’argent laissée par son mari, et de sa lettre. « Ce n’est
pas logique,
s’emporte aujourd’hui Mme Borrel. Pourquoi aurais-je voulu dissimuler quoi

que ce soit, alors que je croyais au suicide à l’époque ? »

Les enquêteurs pointent
également la topographie des lieux où a été
découvert le cadavre. Un lieu qui rend, selon eux, impossible tout
transport
du corps par une tierce personne. Ils exhument des accusations de pédophilie

contre M. Borrel, avant de les réfuter, faute de preuves. Enfin, ils

retrouvent un psychiatre militaire, Régis Pouech, ami du couple Borrel,
qui
relate la « souffrance secrète » du magistrat, sa « détresse ».
Ils
reconstituent, aussi, la visite de Tania Piquionne, la filleule de Bernard

Borrel, à l’été 1995, à Djibouti. Cette jeune
fille, âgée de 13 ans à
l’époque, est la fille de Jeanne Piquionne, une métisse dont
s’était épris
Bernard Borrel avant de renoncer à cette relation, poussé par
sa mère. Tania
serait-elle la propre fille de Bernard Borrel ? Jeanne Piquionne dément.

« Cette histoire était claire, j’étais au courant, confie
Mme Borrel. Et je
suis prête à confronter l’ADN de mes enfants à celui de
Tania. »

Au final, les policiers
ne trouvent pas un seul mobile de nature à
accréditer la thèse de l’homicide. Ils minimisent également
le rôle joué par
M. Borrel dans le dossier Café de Paris. Ils recommandent, pourtant,
une
nouvelle expertise médico-légale. Pendant de longs mois, le
dossier se
tasse. Les autorités sont rassurées par l’enquête des
policiers. Mais Mme
Borrel insiste. Et le 8 novembre 2002 elle tient sa revanche, des experts

concluent un premier rapport en ces termes : « L’hypothèse d’une

autoagression à l’origine du décès est difficilement
plausible. Dès lors,
l’hypothèse de l’intervention d’un ou de plusieurs tiers peut être

envisagée. » Le 30 juillet 2003, après la troisième
autopsie du corps, les
experts estiment leur opinion renforcée par des « éléments
étayant
l’hypothèse de la survenue d’un traumatisme crânien, notamment
à la suite
d’un coup porté par un instrument vulnérant » et par « la
constatation d’une
fracture du cubitus gauche, pouvant évoquer une lésion de défense
face au
danger représenté par un agresseur ».

Le professeur Jean-Claude
Martin établit que l’essence retrouvée sur le
cadavre provenait probablement de deux récipients différents
: un détail
essentiel puisque, dans l’enquête initiale, il avait été
établi que M.
Borrel avait versé l’essence dans un seul bidon. « Tous les éléments
du
dossier viennent aujourd’hui expliquer que j’avais rai-son. On a assassiné

mon mari », constate Mme Borrel. « Cette femme n’est pas corruptible,
on ne
l’achètera pas avec de l’argent, déclare Me Morice. Si le dossier
ne va pas
jusqu’au bout, c’est que l’Etat français l’aura étouffé. »

Gérard Davet