07/02/05 (B284) LIBERATION «Si on fout dehors les Français, que reste-t-il à Djibouti ? » Sous la plume de Claude GUIBAL

«C’est pas la Côte-d’Ivoire
ici ! Y a pas de francophobie !» Ali rigole doucement. Une énorme
boulette de qat lui déforme la joue. C’est l’heure de «la broute»,
disent les Djiboutiens, l’heure où la ville s’enfonce dans les brumes
de l’herbe à chiquer. Une motocyclette passe. «Vive la France
!» crie le conducteur. A Nougaprix, le supermarché dont les arrivages
rythment la vie de la communauté française, quelques expatriés
poussent leur chariot entre les piles de chocolats de Noël en promo.
A côté, dans les tôles du bidonville afar d’Hariba, on
«qate» aussi, en attendant la fraîcheur de la nuit. La tranquillité
est totale, si ce n’était cette tens ion diffuse, ces voix qui baissent
d’un demi-ton quand on évoque «l’affaire».

Représailles. Dix
ans après la découverte, en octobre 1995, du corps à
demi calciné du juge Bernard Borrel au pied d’une falaise de Djibouti,
l’enquête autour de sa mort pèse de plus en plus lourdement sur
les relations entre la France et son ex-colonie, qui abrite toujours la plus
importante présence militaire française sur le continent africain,
avec 2 800 hommes. La décision de la justice française, le 10
janvier, d’auditionner le chef des services secrets djiboutiens a provoqué
la fureur du président Ismaïl Omar Guelleh, indirectement mis
en cause, qui a ordonné en représailles l’expulsion de six coopérants
techniques français.

L’évocation d’une
possible fermeture de la base française, les mémos inquiets
échangés dans les ministères parisiens, les rumeurs sur
une liste secrète de coopérants «expulsables» ou
sur des risques de manifestations violentes devant la base, «tout contribue
à entretenir la psychose», reconnaît une expatriée.
Au plus fort de la crise, les Français, dit-elle, ont été
invités par l’ambassade à éviter de sortir de chez eux.
Et de rappeler les tags sur les murs de l’école française, dénonçant
«l’armée d’occupation», les jets de pierres contre des
véhicules sur la route de l’aéroport.

«Tout ça,
c’est de la surenchère entre gouvernements, mais ça va retomber,
rassure Hassan, rabatteur à touristes. Franchement, on est tous conscients
que la présence des Français ici est dans notre intérêt.»
Hassan, comme la plupart des Djiboutiens, voudrait bien que le dossier soit
clos une fois pour toutes. Dans les rues, la rumeur court : Borrel aurait
été envoyé à Djibouti, puni par sa hiérarchie
pour avoir enquêté sur les détournements d’argent public
au profit de partis politiques français. Hassan a du mal à y
croire, mais, dit-il : «Il faut que la vérité éclate.
Borrel a peut-être été assassiné, mais pourquoi
accuser l’Etat djiboutien ? Pour quoi pas un règlement de comptes,
une histoire de mafia ?»

Avec son port surchargé
de conteneurs à destination de l’Ethiopie et de l’Erythrée voisines,
Djibouti, ancienne terre de pirates, continue d’attirer les trafiquants en
tout genre. Le commerce transfrontalier est, avec les loyers versés
par les bases militaires étrangères, la seule source de revenus
du pays, l’un des plus pauvres du monde. Terre désertique, Djibouti
ne parvient pas à subvenir aux besoins de sa population de plus en
plus jeune, pas même en fruits et légumes, importés d’Ethiopie
une fois par semaine. Le chômage atteint 60 % et les salaires ne suffisent
pas à compenser le coût de la vie, tiré artificiellement
vers le haut par la présence de nombreux expatriés. «Le
rêve, c’est d’être fonctionnaire. Tu peux toucher jusqu’à
250 000 francs Djibouti (environ 1 000 euros) par mois», soupire Ali,
qui dépense chaque jour 10 euros pour acheter sa ration de qat.

Dans ce contexte difficile,
les campagnes élec torales, comme celle qui vient de débuter
pour la présidentielle d’avril, sont propices aux élans nationalistes.
Même si l’enjeu est limité. Ismaïl Omar Guelleh est assuré
d’emporter un deuxième mandat, malgré les slogans qui, sur certains
murs du centre-ville, disent «non au système de la répression».
Après avoir crié aux tentatives de déstabilisation du
régime, l’Etat lui-même tient aujourd’hui un discours apaisant,
depuis un communiqué du Quai d’Orsay affirmant que «rien ne permet
de mettre en cause les autorités djiboutiennes» dans la mort
du juge Borrel.

Dans le patio de sa maison,
Mariam ricane, amère : «C’est sûr, ça se tasse.
Si on fout dehors les Français, qu’est-ce qu’il reste pour vivre à
Djibouti ? Rien.» Son fils voulait partir aux Etats-Unis. Mais depuis
le 11 septembre, les Djiboutiens, si proches de la Somalie, ne sont pas les
bienvenus. Les Américains, en revanche, sont désormais bien
présents. Quelque 1 500 soldats sont stationnés sur une base
située près de l’aéroport. Retranchés dans leur
camp, les marines sortent guère. Leurs avions atterrissent directement
sur la base. Les familles sont restées au pays. «Ils ont peur,
ils entrent rarement dans nos magasins et ont toujours des copains qui restent
dehors pour vérifier si tout va bien», râle un vendeur
de la rue Brazzaville.

Concurrence. Les Français
trouvent encore grâce à ses yeux, même si, comme beaucoup
de Djiboutiens, il regrette que les liens avec sa «deuxième patrie»
soient de plus en plus distendus. Avec l’ouverture de l’université,
il y a quatre ans, les bourses pour aller en France ont diminué. Beaucoup
de jeunes partent désormais vers l’Asie. Quant aux gros contrats, la
maintenance du port, de l’aéroport, ils sont aux mains des Emiratis,
qui y voient l’occasion de désengorger Dubaï. Face à cette
concurrence, la France cherche aujourd’hui à reprendre pied. Dans ce
contexte, l’affaire Borrel pourrait être un bon moyen, pour Djibouti,
de faire monter les enchères.