25/03/05 (B290) Un lecteur nous transmet les propos d’Abdourhaman Waberi, écrivain djiboutien

L’écrivain
waberi vient s’exprimer dans les colonnes de l’Humanité.

Abdourhaman
Waberi : « Même loin, j’ai peur »

«
Je suis issu d’un milieu pauvre. Mon père ne sait pas lire. C’est
un petit commerçant qui vend du khat et fait sa comptabilité en
arabe. J’ai passé mon bac en 1985, dans un pays indépendant
depuis seulement cinq ans. Il n’y avait pas d’université. Les
masters classes à l’étranger étaient alors monnaie courante.
On envoyait les étudiants se former à tour de bras à l’extérieur,
pour mieux revenir au pays participer à l’effort de construction nationale.
Nombre de bacheliers ont ainsi fait leurs études secondaires en France,
à Metz, Bordeaux, Rennes… Avec ma bourse nationale – ça culpabilise
– j’ai atterri à Caen, au département des langues étrangères.
Ma feuille de route ? Passer cinq ans en France ; y obtenir une maîtrise
de n’importe quoi. Ce fut ma première rupture… L’envie d’écrire
a germé sur ce terreau fertile. On se cherche. C’est « l’âge
d’homme », comme a dit Leiris.

Les
trois premières années furent des années de découverte.
J’étais en France, j’absorbais tout comme une éponge.
Avec la licence et la perspective du retour, je me suis posé plus d’une
question. J’ai commencé à noter des impressions publiées
en nouvelles dans des revues. J’étais habité par un souci poético-politique.
Je voulais devenir journaliste, ce qui pose un sérieux problème
dans un pays comme Djibouti. Je suis rentré au pays. On m’a proposé,
entre autres travaux, de composer l’hagiographie du président ! Je
n’ai pu accepter l’idée de m’écraser la tête
contre un mur. Ma seule sortie humaine a été l’exil.

À
Djibouti, il existe ce que j’appellerais, en me référant à
Foucault, « le dressage des corps ». Cela n’a rien à voir
avec la politique. Chacun est un rouage dans un système. Si tu grippes
la machine, elle t’éjecte. Le dressage est collectif, le pion isolé.
L’élément perturbateur est immédiatement repéré.
Personne ne peut faire le début du début d’un mouvement. Un
juge un peu trop sensible aura vite fait de se tailler une réputation de
bras cassé auprès de sa profession. Dans ces conditions, ou tu t’exiles,
ou tu deviens schizophrène. Certains se réfugient dans la religion.

D’autres
s’évadent vers les paradis artificiels et prennent du khat, substance
qui fait planer. J’ai décidé, non sans inconscience, de différer
mon retour définitif, de – prolonger mes études de deux ou trois
ans. J’ai fait un diplôme d’études approfondies (DEA) sur
le roman africain, notamment sur le texte fameux de l’auteur Nuruddine Farah
qui se passe en Somalie. J’ai publié trois livres, dont le dernier,
à l’inverse des précédents, assez littéraires
et alambiqués, est ouvertement politique. J’ai donc signé mon
non-retour. Mes deux premiers recueils de nouvelles sont aujourd’hui au programme
des écoles à Djibouti. Ma biographie, là-bas, sera sans doute
bien expurgée ! Je vis actuellement à Caen où je suis professeur
d’anglais. Je suis à 6 000 kilomètres de mon pays, pourtant
j’ai peur.

Il
n’y a pas de maisons d’édition à Djibouti. C’est
un tout petit pays de 700 000 habitants, dont un demi-million vivent dans la capitale.
Tout le monde se connaît. Quand je m’y rends – toujours en transit
[Transit est le nom d’un livre d’Abdourhaman Waberi, écrit en
2003 – NDLR] -, je rencontre l’intelligentsia ; ça me coûte
deux cartons de bière et basta ! Djibouti, comme je le disais, est le dernier
pays d’Afrique à avoir obtenu son indépendance. Au moment de
la décolonisation, j’avais douze ans. Aujourd’hui, plus que jamais,
c’est la gabegie. Les examens sont bidonnés. Les enseignants sont
mal payés ou pas du tout. Tout s’achète : les permis de conduire,
les diplômes… Un professeur peut favoriser un élève parce
qu’il est de sa communauté. Connaissez-vous les « interventions
post-it » ? Le ministre de l’Éducation utilise ce principe relativement
discret qui consiste à donner ses ordres « par écrit »
à tel professeur en collant un « post-it » sur son épaule.

L’ordre
est aussitôt suivi d’effet. Le système djiboutien est un système
clanique, mû par une logique traditionnelle. Tel ministre fait partie de
tel clan. Il a, certes, ses positions politiques mais il a d’abord des comptes
à rendre à sa communauté. Il doit l’honorer. Comme le
haut de l’échelle agit de cette manière pour obtenir une voiture
ou une villa, le bas aussi. « Aujourd’hui, j’ai choisi la contestation
ouverte. Un ami très proche, Daher Ahmed Farah, a été jeté
en prison en 2002-2003. Je l’ai mis en contact avec le Parlement des écrivains.
J’ai également écrit un feuillet, plus percutant sans doute
que tous mes livres, lu au tribunal. Ils ont menacé ma mère. »

Propos
recueillis par M. S.