18/10/05 (B320) LDH Toulon : il y a dix ans, le juge Bernard Borrel disparaissait.

lundi 3 octobre 2005

Bernard Borrel, magistrat français, a été assassiné le 19 octobre 1995 à Djibouti ; par crainte de perdre une base militaire française, tout a été tenté pour maquiller ce crime en suicide ; depuis 10 ans, pressions et manipulations se sont multipliées pour faire obstacle à la vérité ; seuls le courage et la détermination d’Elisabeth Borrel ainsi que les soutiens reçus ont évité que ce dossier ne soit définitivement enterré.

A l’initiative d’ Elisabeth Borrel, de sa famille et du syndicat de la magistrature, une conférence de presse, précédée de la projection d’un film réalisé par Canal plus et suivie d’un débat, aura lieu le 19 octobre 2005.

 

L’ÉNIGME BORREL
par Gérard Davet, Le Monde du 3 février 2005

Suicide ou assassinat ? La mort d’un juge français, en 1995, à Djibouti, garde sa part de mystère et pèse sur les relations entre ce pays et la France

Un rire nerveux ponctue ses phrases, mais il ne faut guère s’y fier : Elisabeth Borrel, 47 ans, n’a plus le coeur à rire. Le temps lui manque. Elle lutte contre un cancer, et tente d’élever seule ses deux fils, âgés de 17 et 14 ans. Simple juge d’instance toulousaine, à ses heures perdues, elle guerroie contre deux Etats, la France et la République de Djibouti, bien décidée à faire admettre à tous que son mari, Bernard Borrel, magistrat détaché à Djibouti en 1994, est mort assassiné le 18 octobre 1995.

« Assassiné », répète-t-elle, et non, comme l’indique la thèse officielle, « suicidé », à 80 km de Djibouti, au pied d’une falaise, en s’immolant par le feu. « J’irai jusqu’au bout, assure Mme Borrel. On m’a enlevé mon mari, mon pays, mon métier. Il ne me reste plus rien. On s’aimait, on aimait la justice. Bernard valait bien mieux que tous ceux qui l’ont utilisé. Et maintenant, je veux la vérité. Pas une vérité relative, une vérité absolue… »

La recherche de cette « vérité absolue » vire aujourd’hui à l’affaire d’Etat sur fond de crise diplomatique. Pour avoir consacré un dossier à l’histoire du juge Borrel, Radio France internationale (RFI) a vu ses émissions interrompues à Djibouti le 14 janvier. Six coopérants français ont été expulsés dans la foulée par les autorités locales, irritées par des articles de presse parus sur ce sujet. A Paris, l’Elysée ne cache plus ses inquiétudes, car 12 000 Français vivent à Djibouti ; 2 700 soldats de la plus grande base militaire française en Afrique y sont également casernés. Au-delà, une crise avec Djibouti compliquerait les relations, déjà difficiles, entre la France et le continent noir. Le dossier ivoirien est au point mort, l’Angola fait des misères à Total depuis l’affaire Falcone, et le Quai d’Orsay s’attend à ce que le Rwanda réagisse fortement aux conclusions du juge Jean-Louis Bruguière, chargé d’enquêter sur la responsabilité de Paul Kagamé (actuel chef de l’Etat) dans l’attentat du 6 avril 1994, contre l’avion de l’ancien président rwandais Juvénal Habyarimana.

En avril 2004, Jacques Chirac avait déjà dû se fendre d’un appel téléphonique à Ismaël Omar Guelleh, son homologue djiboutien, afin de le rassurer sur les intentions françaises. Mais comment lui faire comprendre que les juges d’instruction, en France, oeuvrent en toute indépendance ? « Le mensonge s’installe, c’est une manipulation de l’opinion, s’exclame Me Francis Szpiner, l’avocat de la République djiboutienne. Mme Borrel voudrait la vérité sur un homme courageux tué par la raison d’Etat. Mais, à ce jour, je ne sais toujours pas si le magistrat a été tué ou s’il s’est suicidé. »

A quelques semaines de l’élection présidentielle, prévue en avril, le président Guelleh ne supporte plus les mises en cause répétées de son administration. Il a très mal vécu le fait que la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles ordonne, le 10 janvier, l’audition du chef des services secrets de son pays, Hassan Saïd, dans une affaire connexe de subornation de témoins. M. Guelleh avait très mal compris, également, la position de la juge Sophie Clément, chargée du dossier Borrel. Dans un courrier du 17 septembre 2004, elle expliquait que le défunt avait été en relation avec son collègue français Roger Le Loire, chargé d’enquêter sur l’attentat du Café de Paris, en 1990 (1 mort, 14 blessés). « Il a été retrouvé dans les documents de M. Borrel copie d’une commission rogatoire internationale délivrée par M. Le Loire et annotée de la main de Bernard Borrel, écrivait-elle. […] Or les policiers chargés de l’enquête sur le Café de Paris ont mis au jour l’hypothèse d’une manipulation de l’enquête par les services spéciaux djiboutiens dirigés [à l’époque] par Ismaël Omar Guelleh. »

La juge Sophie Clément s’appuyait en outre sur un document de la DGSE, déclassifié, daté du 21 janvier 2000, qui faisait état des déclarations de deux témoins djiboutiens ayant révélé que « le clan de l’actuel président de la République de Djibouti aurait commandité l’assassinat du juge Borrel ». Pour Mme Borrel et ses conseils, Me Laurent de Caunes et Olivier Morice, il ne faisait guère de doute, depuis longtemps, que cette affaire était directement liée à celle du Café de Paris. La juge d’instruction, à son tour, a donc suivi cette piste. D’où l’inquiétude des autorités françaises… Le ministère des affaires étrangères a dû publier, le 28 janvier, un communiqué alambiqué dans lequel son porte-parole, Hervé Ladsous, affirme que « rien ne permet de conclure à la mise en cause des autorités djiboutiennes » dans l’enquête sur la mort de M. Borrel. Il déclare également qu’une copie du dossier pénal sera transmise à la justice de ce pays. Cette même transmission, réclamée par Djibouti, que la juge Clément avait pourtant déclarée « inopportune » le 13 septembre 2004. Me de Caunes voit là « une tentative scandaleuse d’immixtion du pouvoir exécutif dans l’action judiciaire ».

Elisabeth Borrel a pris l’habitude d’être ainsi confrontée à la raison d’Etat. Elle a tout connu, en dix ans de combat : les courriers anonymes, avec un briquet glissé dans l’enveloppe, pour rappeler les circonstances de la mort atroce de son mari, les tracasseries administratives, les suspicions de toutes sortes. Rien ne l’avait préparée à cela. Sa vie, elle la voyait plutôt comme celle d’un couple de magistrats, catholiques fervents, entre code pénal et éducation des enfants. Elle rencontre Bernard Borrel en 1982, à Privas, dans l’Ardèche, où elle effectue son premier stage de magistrate. Ils se marient en 1985. M. Borrel est muté à Lisieux (Calvados), où il devient procureur de la République. Elisabeth Borrel est juge d’application des peines à Caen. On lui propose de partir comme magistrat coopérant à Djibouti. Le couple hésite. Et puis, un jour, Elisabeth Borrel est prise en otage au centre de détention de Caen. Un détenu la menace avec un couteau. « Tous les détenus criaient « Plante-la ! », se souvient-elle. Le directeur de la prison a réussi à neutraliser mon agresseur devant la dernière porte. » Cette fois, c’est décidé, le couple part à Djibouti.

A leur arrivée, en avril 1994, ils déchantent : « Nous avons été choqués par la misère, il y avait des lépreux. Et puis nous n’étions pas des coopérants professionnels, comme beaucoup de Français qui vivent comme cela toute leur vie, en profitant de l’argent français. » Mme Borrel ne travaille plus, elle s’occupe du club de peinture sur porcelaine, fréquente les épouses de militaires. Son mari, lui, se rend chaque matin au bureau, où il conseille le ministre djiboutien de la justice. L’après-midi, c’est la plage, avec les deux enfants. Il n’y a pas de cinéma à Djibouti, la population, miséreuse, est musulmane et ne cesse de mâcher du khat, une substance hallucinogène. Difficile, dans ces conditions, de s’intégrer.

« C’est un beau pays, dit encore Mme Borrel, mais complètement pourri. » Les relations de M. Borrel avec son ministre de tutelle se tendent. Il perd de son enthousiasme. Puis il apprend le suicide, en France, d’un ami magistrat. « Il n’a pas compris, raconte Mme Borrel. Il me disait : « Comment peut-on se suicider quand on a deux enfants ? » A la suite de ce décès, il a fait un zona. »

Le 17 octobre 1995, les époux ont une discussion. « Il était très angoissé, explique Mme Borrel. Il m’a dit : « Il faudrait que je te parle, mais je ne peux pas. » Il a ajouté : « Je ne suis pas digne de toi. » Je me reproche de ne pas avoir su le faire parler. A aucun moment, nous n’avions songé à nous séparer. » Le 18 octobre 1995, Bernard Borrel est aperçu une dernière fois, à une station-service, où il se fait servir six litres d’essence. Un homme, de type européen, serait à ses côtés. La veille, il avait solli- cité un découvert bancaire auprès de la BNP, à Lisieux, et retiré une somme de 1 450 000 francs djiboutiens (7 600 euros). Le 19 octobre 1995, son corps est retrouvé, en partie calciné, au pied d’une falaise. « Quand on m’a annoncé son décès, je me suis dit que c’était la pire des morts, assure Elisabeth Borrel. Mais j’ai cru à son suicide. C’était simple de me manipuler, tant j’étais effondrée. »

Deux lettres sont retrouvées dans la sacoche du magistrat. Dans la première, il signale à sa femme le retrait de la somme d’argent. Dans une deuxième, intitulée « Ce que je dois », il détaille le nom de ses créanciers et explique comment vendre au mieux sa collection de médailles militaires. « Il serait revenu, je n’aurais rien su de tout cela, puisque ces courriers étaient dans sa sacoche », dit Mme Borrel. Celle-ci quitte rapidement Djibouti pour la France. « Tous les gens qui m’entouraient alors ont disparu, se souvient-elle. J’ai senti qu’il y avait des choses que l’on voulait me cacher. »

Une information judiciaire est ouverte, le 6 février 1996, à Toulouse. Une autopsie est ordonnée, puis pratiquée le 15 février 1996. Elle conclut à l’absence de lésions suspectes. Mme Borrel fait pratiquer elle-même un examen médico-légal privé. Selon cette étude, les brûlures ne seraient pas caractéristiques d’une autoaspersion. Elle insiste, écrit au juge, au procureur. Tant et si bien que le dossier est délocalisé à Paris, où la brigade criminelle est saisie.

LES enquêteurs se rendent à Djibouti, entendent une cinquantaine de personnes. Un travail méticuleux, professionnel. Et les policiers acquièrent une conviction : le juge n’a pas été assassiné, il s’est suicidé. Dans un rapport de synthèse daté du 21 septembre 1999, les policiers détaillent leur enquête. Ils s’interrogent, ainsi, sur le fait que Mme Borrel ait, de « façon étrange », dissimulé aux autorités djiboutiennes être en possession de la somme d’argent laissée par son mari, et de sa lettre. « Ce n’est pas logique, s’emporte aujourd’hui Mme Borrel. Pourquoi aurais-je voulu dissimuler quoi que ce soit, alors que je croyais au suicide à l’époque ? »

Les enquêteurs pointent également la topographie des lieux où a été découvert le cadavre. Un lieu qui rend, selon eux, impossible tout transport du corps par une tierce personne. Ils exhument des accusations de pédophilie contre M. Borrel, avant de les réfuter, faute de preuves. Enfin, ils retrouvent un psychiatre militaire, Régis Pouech, ami du couple Borrel, qui relate la « souffrance secrète » du magistrat, sa « détresse ». Ils reconstituent, aussi, la visite de Tania Piquionne, la filleule de Bernard Borrel, à l’été 1995, à Djibouti. Cette jeune fille, âgée de 13 ans à l’époque, est la fille de Jeanne Piquionne, une métisse dont s’était épris Bernard Borrel avant de renoncer à cette relation, poussé par sa mère. Tania serait-elle la propre fille de Bernard Borrel ? Jeanne Piquionne dément. « Cette histoire était claire, j’étais au courant, confie Mme Borrel. Et je suis prête à confronter l’ADN de mes enfants à celui de Tania. »

Au final, les policiers ne trouvent pas un seul mobile de nature à accréditer la thèse de l’homicide. Ils minimisent également le rôle joué par M. Borrel dans le dossier Café de Paris. Ils recommandent, pourtant, une nouvelle expertise médico-légale. Pendant de longs mois, le dossier se tasse. Les autorités sont rassurées par l’enquête des policiers. Mais Mme Borrel insiste. Et le 8 novembre 2002 elle tient sa revanche, des experts concluent un premier rapport en ces termes : « L’hypothèse d’une autoagression à l’origine du décès est difficilement plausible. Dès lors, l’hypothèse de l’intervention d’un ou de plusieurs tiers peut être envisagée. » Le 30 juillet 2003, après la troisième autopsie du corps, les experts estiment leur opinion renforcée par des « éléments étayant l’hypothèse de la survenue d’un traumatisme crânien, notamment à la suite d’un coup porté par un instrument vulnérant » et par « la constatation d’une fracture du cubitus gauche, pouvant évoquer une lésion de défense face au danger représenté par un agresseur ».

Le professeur Jean-Claude Martin établit que l’essence retrouvée sur le cadavre provenait probablement de deux récipients différents : un détail essentiel puisque, dans l’enquête initiale, il avait été établi que M. Borrel avait versé l’essence dans un seul bidon. « Tous les éléments du dossier viennent aujourd’hui expliquer que j’avais raison. On a assassiné mon mari », constate Mme Borrel. « Cette femme n’est pas corruptible, on ne l’achètera pas avec de l’argent, déclare Me Morice. Si le dossier ne va pas jusqu’au bout, c’est que l’Etat français l’aura étouffé. »

Gérard Davet