29/01/06 (B335-A) L’Humanité : des pays européens ont aidé la CIA à sous-traiter la torture. (Sous la plume de Ramine Abadie. Article transmis par un lecteur)

L’enquête du député suisse Dick Marty pour le compte du Conseil de l’Europe met en lumière les « trafics » de prisonniers présumés terroristes vers des pays « accommodants ».
Genève (Suisse),

« Il n’est simplement pas vraisemblable que les gouvernements européens ou du moins leurs services secrets n’aient pas été au courant. » On peut difficilement être plus clair. Les termes sont tirés du rapport du sénateur suisse Dick Marty, désigné par le Conseil de l’Europe pour enquêter sur l’affaire des « restitutions extraordinaires » (euphémisme utilisé par l’administration US pour signifier les enlèvements et envois pou r détention et torture de présumés terroristes) opérées depuis l’Europe par la CIA vers des destinations « accommodantes ». Pour le rapporteur le doute n’est pas permis : les dirigeants européens devaient savoir. Des pays ont ainsi aidé les États-Unis à « externaliser » et à sous-traiter la torture.
un faisceau d’indices concordants

Certes, des preuves au sens juridique, il n’en a pas encore. Mais, explique le sénateur suisse, « il existe un tel faisceau d’indices concordants et qui ne cesse de se renforcer, qu’il y a matière à agir. Une situation qui justifie la continuation des recherches et la mobilisation des États européens pour établir la vérité… ».

D’autant plus que les Américains eux-mêmes ne nient rien : en tournée en Europe en décembre dernier, la secrétaire d’État Condoleezza Rice ne s’est même pas donné la peine de démentir de telles opérations. Interrogée avant son arrivée en E urope sur les centres de détention de la CIA à l’extérieur des États-Unis et notamment en Europe de l’Est, elle s’est simplement contentée de réfuter les accusations d’usage de la torture, glissant au passage que par leurs actions contre le terrorisme, les États-Unis participaient activement à la sécurité du territoire européen. Et qui plus est, a-t-elle ajouté, tout ce qui a été fait a été entrepris « dans le respect de la souveraineté des pays européens alliés et amis »…

Des propos répétés et appuyés par son prédécesseur, Colin Powell. Pour Dick Marty, c’est on ne peut plus clair : par leurs allusions et leurs propos, les Américains ne font que dire aux Européens : « Ne soyez pas hypocrites : voulez-vous vraiment que l’on dise ce qui s’est réellement passé ? »

Mais quelle ampleur ont pris ces transferts illégaux de personnes, et que sait Dick Marty ? Se basant sur les données recueillies par les ONG de défense des droits de l’homme, sur des témoignages (notamment de responsables actifs ou passifs des renseignements) en provenance des États-Unis mêmes, à travers la presse et les médias de ce pays, ainsi que de quelques renseignements réunis par des parlementaires (en Allemagne) ou par les systèmes judiciaires européens (en Italie, à Milan), Dick Marty estime que sur « les restitutions intéressant l’Europe semblent concerner plus de cent personnes aux cours de ces dernières années.

Des centaines de vols d’avions affrétés par la CIA sont passés par de nombreux pays européens ». Sans oublier les allégations, sinon les indices, que les Américains auraient établi des camps de détention et d’interrogatoire dans plusieurs pays et régions de l’Europe de l’Est.

Un document CONFIDENTIEL

Un document envoyé par fax par les affaires étrangères égyptiennes à leurs services à Londres et intercepté par les services de renseignement helvétiques (d ocument considéré comme authentique par les spécialistes et par Dick Marty lui-même et qui a « fuité » dans la presse suisse), faisait notamment état de camps secrets de détention de la CIA en Roumanie, en Bulgarie, en Ukraine, en Macédoine et au Kosovo.

Concernant les fameuses – et scandaleuses au regard du droit européen – « restitutions », deux cas prennent une dimension exemplaire : celui de l’Allemand d’origine libanaise Khaled Al Masri, enlevé par erreur en Macédoine et réapparu quelques mois plus tard après un séjour d’interrogatoire dans une prison en Afghanistan ; et celui de l’enlèvement de l’islamiste égyptien Abou Omar, kidnappé à grand frais à l’occasion d’une super opération par la CIA à Milan en février 2003, et expédié en Égypte (l’endroit idéal pour faire disparaître quelqu’un, selon un ex-responsable de la CIA) après avoir survolé l’Europe entière en faisant escale notamment dans les aéroports militaires d’Aviano (en Italie) et de Rams tein (base US en Allemagne).

Ces cas ont été révélés grâce au témoignage du premier, qui demande aujourd’hui réparation, et aux investigations de la justice italienne sur la seconde affaire. Celle-ci est d’ailleurs félicitée pour sa rigueur par le rapporteur Marty, lui-même longtemps procureur de la région italophone de la Suisse. L’affaire de Milan est d’autant plus regrettable que, selon les enquêteurs italiens, l’enlèvement a détruit des mois de travail de filature des services de sécurité sur la piste d’un réseau islamiste dans la Péninsule…

En faisant part de ses conclusions intermédiaires cette semaine à Strasbourg devant le Conseil de l’Europe, Dick Marty ne cachait pas qu’en l’état, son action visait « à accroître la pression sur les pays membres du Conseil, institution qui défend des principes que certains États semblent prêts à abandonner sans grands scrupules ». En même temps il déclarait qu’il ne comptait pas j eter la pierre aux seuls pays de l’Est mais qu’il trouve « regrettable que des États comme la Grande-Bretagne ou l’Allemagne freinent de toute leur force quand il s’agit de dévoiler la vérité en invoquant le secret d’État ou des questions de sécurité ».

L’enquête du courageux parlementaire suisse a donc le mérite de montrer combien l’Europe et plusieurs grandes capitales sont impliquées dans cette affaire, ce qui traduit une soumission de fait à la « raison d’État » américaine. Avec la menace que cela signifie pour les droits de l’homme de la « vieille Europe » quand des gouvernants européens se rendent, de facto, aux arguments d’une administration Bush qui invoque une clause exceptionnelle pour « traiter et interroger à sa guise » des personnes soupçonnées de complicité avec le terrorisme. Au mépris du respect des règles les plus élémentaires de l’état de droit.

Ramine Abadie