04/03/06 (B340-A) Le Monde diplomatique : la nouvelle chaîne française d’information suscite des polémiques et des questions compte-tenu des modestes moyens comparés à ceux de ses grands concurrents… Guelleh a même trouvé le moyen de se faire indirectement invité dans cette polémique via … l’affaire Borrel !!!

Lien avec l’article : http://www.monde-diplomatique.fr/2006/01/BENILDE/13103

Une « CNN à la française »
Parrain privé, chaîne publique



Par Marie BEnilde
Journaliste.

Le gouvernement qui a validé, le 30 novembre 2005, le montage de la chaîne française d’information internationale ne pouvait donner plus cinglante démonstration de l’absurdité de l’article III-167  (1) du projet de traité établissant une constitution pour l’Europe. Voulue par le président Jacques Chirac, annoncée pour 2006, la future chaîne, dont le budget sera intégralement assuré par le Quai d’Orsay, malgré un capital détenu à parité par TF1 et France Télévisions, ne va-t-elle pas bénéficier d’une aide gouvernementale que l’on pourrait juger « incompatible » avec le marché intérieur ?


Mais la raison d’Etat a su, sur ce point-là, conserver ses prérogatives. Et, le 7 juin 2005, la Commission européenne présidée par M. José Manuel Durão Barroso n’a rien trouvé à y redire en approuvant un tel montage. La future CFII sera pourtant à mille lieues de l’esprit de Bruxelles, de ses domaines de compétence partagée, de ses velléités de politique étrangère commune et de ses appels à une coopération renforcée. « Nous devons avoir l’ambition d’une grande chaîne d’information continue internationale en français à l’égal de la BBC ou de CNN pour les anglophones. C’est essentiel pour le rayonnement de notre pays », a expliqué M. Chirac au Sénat le 7 mars 2002  (2 ).



Il s’agit bien, en effet, de faire rayonner la France à travers une information qui s’inscrit dans un projet politique. Mais quelle France ? Auteur d’un rapport sur la chaîne, M. Bernard Brochand, député Union pour un mouvement populaire (UMP), maire de Cannes et ancien publicitaire de l’agence DDB Worldwide, a tracé les contours d’un produit prêt à consommer qui se doit d’être la « voix de la France », et aussi une sorte d’enseigne lumineuse : « Il ne s’agit pas seulement de lancer un média supplémentaire, mais de donner naissance à une marque mondiale comme peuvent l’être Airbus, L’Oréal ou encore Danone », a-t-il fait miroiter  (3).


L’ambition de M. Brochand est de favoriser l’implantation des grandes entreprises françaises à l’étranger en mettant en valeur l’image de marque d’un pays. La création d’un « club des fondateurs » réunissant les « principaux annonceurs français » et bénéficiant d’« opérations de parrainage » est d’ailleurs préconisée dans son rapport  (4). Tout naturellement, c’est son ami publicitaire Alain de Pouzilhac, ancien PDG d’Havas, qu’il a quitté avec 7,8 millions d’euros d’indemnités, que M. Brochand s’est employé à valoriser auprès de l’Elysée pour présider le directoire de la future chaîne.



Sur le papier, le projet trouve sa légitimité dans la volonté de l’Etat français d’apporter une information en images à des peuples exposés à des chaînes internationales comme CNN, Fox News ou BBC World, relevant de pays belligérants pendant la guerre d’Irak. La guerre en Afghanistan, en 2001, a montré l’importance de chaînes d’information arabes, comme Al-Jazira ou Al-Arabiya. Aussi est-il apparu déterminant au chef de l’Etat français de faire entendre une voix qui ne soit plus tributaire des canaux audiovisuels développés par des pays arabes ou anglo-saxons. « C’est aussi une impérieuse nécessité, a expliqué M. Brochand. Quand M. Michel Barnier, alors ministre des affaires étrangères, annonce la libération des otages français, il est paradoxal qu’il doive choisir Al-Jazira pour l’annoncer au monde arabe »   (5).


Une impérieuse nécessité qui se fait d’autant plus cruellement sentir que des Etats comme le Venezuela et la Russie ont, eux également, fait savoir, en 2005, qu’ils comptaient créer des chaînes d’information internationales afin de mieux promouvoir leurs intérêts.


Le projet de M. Brochand cumule les inconvénients du financement d’Etat et de l’actionnariat privé.



L’expérience de Radio France Internationale (RFI), entièrement subventionnée par le ministère des affaires étrangères, montre combien il est difficile d’affirmer une indépendance rédactionnelle de fait quand la tutelle budgétaire et administrative vis-à-vis du gouvernement français est aussi criante. Le 17 septembre 2002, le président du Togo aujourd’hui décédé, Gnassingbé Eyadéma, a ainsi tenté d’empêcher la diffusion sur RFI d’une interview d’un de ses principaux opposants, M. Messan Agbéyomé Kodjo, en téléphonant directement à l’Elysée. Il a fallu l’intervention de l’intersyndicale des journalistes pour que l’entretien ne soit pas censuré par M. Jean-Paul Cluzel, alors PDG de RFI, aujourd’hui président de Radio France. Seuls les Togolais ont finalement été privés de l’audition de cette interview, le Togo ayant réussi à brouiller les émetteurs FM de RFI sur son territoire le jour même de la diffusion.


Information continue au rabais


Un reportage sur RFI qui s’interrogeait sur la responsabilité des « services secrets français » dans la mort du juge Bernard Borrel, dix ans auparavant à Djibouti, a été diffusé le 17 mai dernier, puis retiré du site internet de la radio.


La société des journalistes de RFI a dénoncé une censure : « Vient-elle du PDG de RFI ? De la direction de l’information ? Du Quai d’Orsay ? Ou bien du président djiboutien, réélu à 96 % ? », s’interrogeait-elle  (6).


Pour la future CFII, M. Brochand demande certes que « sa ligne éditoriale soit indépendante des pouvoirs publics français et perçue comme telle », mais il rappelle dans le même temps que « l’Etat a exprimé à plusieurs reprises, notamment par la voix du président de la République, que l’existence d’une chaîne d’information internationale était susceptible de répondre à certains des objectifs de la politique étrangère nationale   (7)  ». On connaît ligne éditoriale plus affranchie…



Le projet français souffre tout autant de son étroite dépendance vis-à-vis du groupe TF1, auquel il est prévu de confier 50 % du capital de la CFII sans le contraindre à aucune contribution financière autre que symbolique (18 500 euros). Le rapport Brochand a par là même superbement ignoré les conclusions de la commission parlementaire présidée par le député Union pour la démocratie française (UDF) de la Loire, M. François Rochebloine, qui préconisait de constituer un opérateur de télévision à partir d’un groupement d’intérêt public fédérant France Télévisions, l’AFP, TV5, RFI, CFI, RFO et Arte France.


Ne laissant aux groupes privés qu’un rôle de partenaire sur la base du volontariat, M. Rochebloine a vite été désavoué par l’Elysée, qui a imposé une association public-privé unique en son genre s’agissant de l’action audiovisuelle extérieure. Le 14 octobre 2003, sa mission parlementaire s’est sabordée, après avoir constaté que le projet était piloté depuis l’Elysée et Matignon. M. Patrick de Carolis, PDG de France Télévisions, a eu beau réclamer un rôle « moteur » et un capital « 100 % public » qui lui aurait assuré une diffusion sur la télévision numérique terrestre (TNT), son groupe devra se contenter d’un rôle de copilote aux côtés de TF1, même s’il se voit attribuer, en guise de lot de consolation, la présidence du conseil de surveillance de la CFII.


Pourquoi le gouvernement français a-t-il imposé une société de droit privé impliquant la première chaîne de télévision du pays à côté de France Télévisions ? M. Barnier, alors ministre des affaires étrangères, a justifié un tel rapprochement par le « gage de réussite » que constituerait « la mutualisation des compétences de professionnels de ce niveau ».


Mais ne faut-il pas y voir plutôt, à l’instar du député socialiste Didier Mathus, « la dette de Jacques Chirac à l’égard de TF1 » après la campagne massive de cette chaîne sur le thème de l’insécurité en 2002 qui a grandement contribué à porter la droite au pouvoir ?


La télévision du groupe Bouygues, qui ne compte que cinq correspondants dans le monde (dix correspondants pour France Télévisions), se caractérise en effet par un très faible développement international et par la modeste part de ses journaux consacrés à l’actualité étrangère. Son apport à une chaîne d’information internationale apparaît assez limité. La CFII sera en revanche un précieux allié pour le groupe de BTP, qui n’hésite pas ouvrir les portes du « 20 heures » de TF1 à des chefs d’Etats étrangers comme le roi du Maroc, dont il espère des marchés publics.


Il eût pourtant été possible de créer une chaîne à partir de France Télévisions en reprenant le projet développé pour la TNT par MM. Paul Nahon et Bernard Benyamin. Mais M. Michel Boyon, directeur de cabinet de l’ancien premier ministre Jean-Pierre Raffarin, a eu le mérite de la franchise en leur expliquant qu’il n’était « pas question de faire de l’ombre à TF1 ». Le groupe TF1 finance en effet à perte depuis onze ans sa chaîne d’information LCI, qui s’est révélée un précieux instrument de lobbying et d’influence. Pas question donc, pour le moment, d’offrir à la CFII la possibilité de lui faire concurrence en mode hertzien sur son territoire, tout comme il n’était pas question de laisser France Télévisions présenter un projet de chaîne d’information gratuite sur la TNT.


Dans son projet actuel, la CFII sera donc une chaîne qui aura la particularité d’être financée par le contribuable français, qui ne pourra être vue en France que sur le câble ou le satellite (après une ultime concession du gouvernement), mais qui restera sous surveillance d’un groupe privé concurrent. Sans doute est-ce là le meilleur moyen qu’a trouvé l’Elysée pour en garder le contrôle vis-à-vis de l’opinion publique française.


MM. Patrick Le Lay, PDG de TF1, et Marc Tessier, ancien président de France Télévisions, ont tenté d’empêcher sa diffusion en France en arguant du problème de concentration que poserait l’alliance de « deux leaders » sur un bassin de diffusion national. Avant de reconnaître que la CFII risquerait de « cannibaliser » l’audience des informations de France 2 et de TF1 : « Ce sera beaucoup plus difficile si elle vient concurrencer nos propres journaux », a lâché M. Tessier.



De son côté, M. Robert Namias, directeur de l’information de TF1, a avoué qu’il n’y croyait « pas du tout (…), c’est très compliqué et très coûteux  (8) ». Quant à l’ensemble des syndicats des chaînes publiques (CFDT, SNJ, CFTC, SNRT-CGT et SNJ-CGT), ils ont fait savoir qu’ils n’étaient pas prêts à collaborer avec TF1, et ont mis en garde contre un « démantèlement programmé de l’audiovisuel public (9) ».


On voit mal, en effet, comment les personnels de France Télévisions pourraient travailler efficacement dans un attelage contre nature et sous l’égide d’un président de TF1, M. Le Lay, qui s’est distingué en 2004 en affirmant que sa mission était de vendre à Coca-Cola du « temps de cerveau humain disponible ». Et ce alors que l’AFP et RFI sont invitées à mettre généreusement à disposition des intéressés leurs réseaux de correspondants. De plus, le projet pose la question de son articulation avec les missions d’information de TV5 et d’Euronews.


Les deux chaînes, qui présentent l’immense avantage de disposer d’un réseau de diffusion mondial bâti dans la durée, touchent respectivement 144 et 155 millions de foyers dans une centaine de pays. Nul doute qu’il eût été plus pertinent d’utiliser cet acquis pour doter la CFII d’une plate-forme de lancement opérationnelle… Mais l’actionnariat multinational ou européen de ces deux chaînes, de nature à favoriser une indépendance éditoriale, ne coïncidait sans doute pas avec une volonté de mise sous tutelle de l’information internationale à la française.


Le premier ministre, M. Dominique de Villepin, a finalement gardé en l’état l’essentiel des conclusions du rapport Brochand. Réalisé sur commande de l’Elysée, peu soucieux de respecter le code des marchés publics sur les appels d’offres, le projet de CFII sera ainsi l’exact reflet de la politique chiraquienne en matière d’audiovisuel extérieur. La chaîne, qui devrait émettre dans le courant de l’année 2006, se contentera d’un budget très modeste de 65 millions d’euros (contre 887 millions de dollars pour CNN International, et 510 millions d’euros pour BBC World).


Elle ne disposera que de cent trente journalistes et, à l’heure où Al-Jazira et la Russie se préparent à émettre intégralement en langue anglaise, elle ne comptera à sa création qu’un seul décrochage quotidien de quatre heures à destination des anglophones.


Quant à la place réservée à la langue arabe, elle risque de faire pâle figure à côté de la BBC Arabic TV, la chaîne internationale que la Grande-Bretagne s’apprête à lancer en langue arabe 24 heures sur 24. L’usage de l’espagnol, lui, n’est prévu que dans un second temps. C’est là le prix à payer pour permettre à un président en fin de mandat de mener à bien son rêve de « CNN à la française » qui ne différera sans doute de ses congénères d’outre-Atlantique que par ses moyens.


Sous l’impulsion de la chaîne américaine Fox News, de M. Rupert Murdoch, l’information internationale est entrée, depuis le 11 septembre 2001, dans l’ère du patriotisme et de l’instrumentation partisane. La France ne veut pas être « en retard »…



(1) Qui déclare « incompatibles avec le marché intérieur » les aides publiques « qui menacent de fausser la concurrence ».
(2) AFP, 7 mars 2002.
(3) CB News, 26 janvier 2004.
(4) Rapport Brochand au premier ministre Jean-Pierre Raffarin, 24 septembre 2003.
(5) Audition au club parlementaire sur l’avenir de l’audiovisuel, 1er février 2005.
(6) Communiqué de la Société des journalistes (SDJ) cité par Le Monde du 21 mai 2005.
(7) Dossier de presse du rapport Brochand, page 12.
(8) Libération, 25 juillet 2005.
(9) AFP, 12 janvier 2004.