11/02/07 (B382) MINUTE : A lire un long article sur l’affaire Borrel. Un cadavre embarassant pour l’Elysée. Les assassins du Juge Borrel sont toujours en liberté. Sous la plume de Pierre Tanger.

Le
19 octobre 1995, le juge Bernard Borrel est retrouvé mort à
Djibouti. L’ambassade de France annonce un suicide On sait aujourd’hui
qu’il a été tué

Dans "Un
juge assassiné(*)" sa veuve, Elisabeth Borrel, dénonce
onze ans de mensonges cautionnés par l’État français
En octobre, la juge Sophie Clément a lancé des mandats d’arrêt
visant des proches de l’actuel président de Djibouti

Une
affaire qui peut faire intrusion dans la campagne présidentielle…

Le 19
octobre 1995, à 80 kilomètres de Djibouti, au pied d’un
amas de rochers haut de 9 mètres et long de 14 mètres, des militaires
français découvrent le corps d’un homme à moitié
calciné. Il est rapidement identifié. Il s’agit de Bernard
Borrel, 39 ans, un juge français coopérant depuis un an au ministère
de la Justice djiboutien. Immédiatement, alors qu’aucune autopsie
n’à été pratiquée, l’ambassade de
France transmet au quai d’Orsay à Paris un communiqué
officiel: « Bernard Borrel s’est donné la mort. »

Le scénario
du suicide est ensuite affiné.

Le juge
se serait déshabillé, se serait aspergé d’essence,
aurait allumé briquet et, ainsi transformé en torche vivante,
en pleine nuit, aurait sauté de rocher en rocher pour venir mourir
au pied de l’à-pic ! ll y a pourtant deux détails qui
ne collent pas avec cette version ahurissante les pieds du juge ne portent
aucune coupure, ce qui est extraordinaire pour un homme ayant dévale
une pente hérissée de rochers, et son briquet est comme neuf,
ayant miraculeusement échappé aux flammes.

Quant
à savoir pourquoi ce jeune magistrat aurait cuis fin à ses jours,
une rumeur est rapidement alimentée. Pédophile, il aurait préféré
en finir plutôt que de vivre avec cette tare. Plus tard, lors de l’instruction,
un homme de la DGSE, les services secrets français, précisera
que cette version a été volontiers propagée « J’ai
reçu dans le cadre de mes activités professionnelles des informations
selon lesquelles Bernard Borrrel serait mort, que cette mort serait due à
un suicide, fondé sur des tendances pédophiles. »

Derrière
le faux suicide, un vrai assassinat

Il s’agit
de deux énormes mensonges. Primo, Bernard Borrel n’était
pas pédophile. II s’agissait d’une fausse piste pour abuser
l’opinion: publique, comme l’a ensuite affirmé l’homme
de la DGSE: « En réalité il aurait été assassiné
en raison d’informations compromet- tantes qu’il aurait recueillies
dans le cadre de ses activités professionnelles à Djibouti.
[‘‘.1 Cette source m’a donné des détails sur
la légende construite autour de la mort de Bernard Borrel pour dissimuler
l’assassinat. » Et secundo, bien évidemment, il ne s’est
pas suicidé.

De retour
en France, son épouse, Élisabeth Borrel, également magistrate,
comprenant qu’on la mène en bateau, a porté plainte pour
assassinat, En février 1997 (plus de deux ans après le drame
!), les résultats d’une première autopsie sont enfin communiqués.
Les médecins légistes écrivent qu’il n’y
a « pas de suie dans les voies aériennes supérieures »
et que le sens de l’écoulement du liquide incendiaire est «
incompatible avec une auto-aspersion ». En d’autres termes, le
juge ne s’est pas aspergé lui-même d’essence et il
était déjà mort quand son corps a été brûlé,
car sinon il y aurait des traces de suie dans les voies respiratoires.

Pourtant,
malgré ces conclusions, la thèse du suicide est toujours retenue
par les juges français Marie-Paule Moracchini et Roger Le Loire, alors
chargés de l’instruction. Mais le dossier leur est bientôt
retiré, et leur successeur, le juge Jean-Baptiste Parlos, ordonne une
nouvelle autopsie. Le 27 juin 2002, au cimetière de Frouzins près
de Toulouse, le corps de Bernard Borrel est exhumé. En octobre 2003,
c’est un nouveau juge, Sophie Clément (Jean-Baptiste Parlos ayant
préféré prendre du recul et se mettre en disponibilité),
vice-présidente du tribunal de grande instance de Paris, qui prend
connaissance du rapport des experts. Leurs conclusions sont sans équivoque.

Des radiographies
ont révélé que le crâne du juge a été
défoncé à l’aide d’un objet contondant et
tranchant, un coup péri-mortem, c’est-à- dire asséné
au moment de la mort, Et des analyses attestent que deux carburants différents
et non mélangés, vraisemblablement de l’essence et du
White Spirit, ont été utilisés pour incendier le corps,
ce qui implique deux bidons alors qu’un seul a été retrouvé
sur la scène du drame. II n’y alors plus aucun doute huit ans
après la mort du juge Bernard Borrel, on a enfin la certitude qu’il
a été assassiné.

Un
témoignage accablant pour les autorités de Djibouti

Assassiné
par qui et pourquoi ?

Un témoignage
va mettre la justice sur une piste très intéressante. Un témoignage
venu de Belgique, où un certain Mohamed Saleh Alhoumekani a trouvé
l’asile politique que la France lui a refusé. C’est un
ancien lieutenant de la garde du président de Djibouti. En décembre
1999, il livre à la veuve du juge, Élisabeth Borrel, une information
explosive « Je précise d’abord qu’à l’époque
de la mort de votre mari, j’étais lieutenant à la garde
présidentielle.., au palais donc…

"Le
19 octobre1995, je suis de service. Le suicide de Bernard Borrel a été
annoncé le matin même. [.1 Il était un peu moins de 14
heures et je nie trouve dans les jardins du palais en compagnie d’Ismaël
Omar Guelleh, qui est à l’époque chef de cabinet du président
Gouled Aptidon. Ma fonction est d’assurer sa sécurité
dans l’enceinte du palais et je le suis de très près…
C’est à ce moment-là que je vois arriver dans une allée
du jardin deux voitures, des 4×4. Cinq personnes en sortent, »

La suite
vaut son pesant de cacahuètes « Je les connais tous… Il y a
le chef des services secrets, Hassan Saïd, le chef de la gendarmerie,
le colonel Mahdi… Un Français était avec eux… Et ce qui
m’a surpris aussi, c’est la présence de deux types, condamnés
pour terrorisme, et qui auraient dû être en prison, Le premier
se nomme Adouani, et il est le responsable de l’attentat à la
bombe dans le bar l’Historil, en 1987 (attentat qui fit 15 morts, ndrl)…

L’autre,
c’est Awalleh Guelleh, arrêté après l’attentat
du Café de Paris en 1990 [qui fit un mort, ndlrl. Les cinq hommes ont
approché vers nous… C’est Awalleh Guelleh qui est venu tout
près d’Ismaél Omar Guelleh et il a parlé en langue
somalie “Le juge fouineur est mort, et il n’y a plus de traces.”
Ismaël Omar Guelleh a demandé si toutes les traces avaient été
effacées, les autres l’ont rassuré et ils n sont pas restés
très longtemps.

Une vraie
bombe Ismaël Omar Guelleh, surnommé 10G, est en effet devenu président
de la république de Djibouti en 1999 Et on peut se demander pourquoi
il s’est intéressé d’aussi près à
la mort du juge Borrel. Reste à savoir si le témoignage de l’ancien
lieutenant de la garde présidentielle est fiable. Convoqués
par la justice française pour tirer l’affaire au clair, les proches
de 10G ont toujours décliné l’invitation.

En octobre
dernier, le juge Sophie Clément a décidé de prendre le
taureau par les cornes. Elle a lancé quatre mandats d’arrêt
internationaux contre le chef des services secrets, Hassan Saïd, le procureur
de Djibouti, Djama Souleiman et les deux terroristes qui auraient dû
être en prison le 19 octobre 1995, Adouani et Awalleh Guelleh. Des mandats
qui ont été validés par la cour d’appel de Versailles.
Bien évidemment, cela ne signifie pas que ces hommes proches du président
10G soient les commanditaires et les assassins du juge Borrel.

Mais apparemment
ils en savent long et, comme le souligne la cour d’appel, leur audition
est « indispensable pour la manifestation de la vérité
».

Pourtant,
à ce jour, les mandats d’arrêt adressés à
Djibouti sont restés lettres mortes. En novembre, Adouani, qui a été
gracié en 2000, a fait savoir depuis Bizerte, en Tunisie, où
il vit désormais (en « regrettant », assure-t-il, d’avoir
tué quinze personnes en 1987…), qu’il n’avait «
rien à voir avec la mort du juge » et qu’il était
« prêt à répondre aux questions de la justice française
». Par écrit ou à Paris ?

MAM
et Villepin dans leurs petits souliers

Du côté
de l’Élysée, on se serait bien passé de cette affaire.
Djibouti, ancien territoire français devenu une république indépendante
en 1977, est une position stratégique de la plus haute importance.
Situé sur le bras de mer qui relie l’océan Indien à
la mer Rouge, Djibouti sert de base à 3 000 militaires français.
Or les États-Unis lorgnent depuis longtemps sur ce passage… Dans
ces conditions, difficile pour l’État français de se fâcher
avec le président 10G.

Voilà
pourquoi l’affaire Borrel dure depuis plus de onze ans. Onze ans durant
lesquels les ministères de la Défense, de l’Intérieur
ou des Affaires étrangères, qu’ils soient occupés
par des socialistes ou par Michèle Alliot-Marie, Nicolas Sarkozy et
Dominique de Villepin, ont freiné des quatre fers et refusé
de communiquer à la justice les documents liés à la mort
du juge Borrel sous le prétexte qu’ils sont classés secret
défense Ce qui a provoqué la colère de Pierre Lelong,
président de la Commission consultative du secret de la Défense
nationale, organisme qui a pourtant émis un avis favorable pour que
le secret défense soit levé dans l’enquête sur la
mort du juge Borrel.

Dans un
courrier à l’avocat d’Élisabeth Borrel, Pierre Lelong
s’indigne du comportement de Michèle Alliot-Marie « Trois
semaines après l’avis favorable de la Commission, la publication
au “Journal Officiel” n’avait pas encore été
effectuée. Je m’en suis inquiété auprès
du cabinet du ministre, où l’un des collaborateurs de ce dernier
m’a assuré que la publication était imminente.

Le 24
mars 2004, l’avis n’ayant toujours pas été publié,
j’en ai personnellement apporté un exemplaire au secrétaire
général du gouvernement, pour qu’il puisse directement
le transmettre au “Journal Officiel”. Le même jour, j’ai
à nouveau fait part au cabinet de la Défense de mon incompréhension
et de mon vif mécontentement quant à la façon dont cette
affaire était traitée, »

Il a également
adressé un carton jaune à Dominique de Villepin, alors ministre
de l’Intérieur: « Cette manière de procéder
révèle, de la part du département dont vous avez maintenant
la charge, une pratique en totale contradiction avec l’esprit comme
la lettre de la loi. » Pour calmer le jeu et donner le change, les différents
ministères vont accepter de déclassifier certaines pièces
du dossier Borrel. Et ils vont livrer des documents… sans le moindre intérêt
pour la manifestation de la vérité.

En décembre
dernier, un conseiller de l’Élysée confiait au «Monde
», sous couvert d’anonymat « Nous sommes persuadés
qu’il s’agit d’un suicide, Quand je dis nous, je veux dire
l’exécutif. » Ségolène Royal, elle, est convaincue
que « tout a été tenté pour maquiller ce crime
en suicide ». A-t-elle profité de son récent voyage à
Pékin — où l’on a vu l’intérêt
qu’elle portait au bon fonctionnement de la justice… —, pour
tenter d’en savoir plus ?

Le hasard
a en effet voulu qu’elle arrive en Chine quelques jours après
l’installation du nouvel ambassadeur de France, Hervé Ladsous.
Ancien porte-parole du quai d’Orsay, ce diplomate fait l’objet,
dans l’affaire Borrel, d’une information judiciaire, suspecté
d’avoir voulu transmettre des éléments à la justice
djiboutienne pour court-circuiter la justice française. Or, s’il
y a vraiment songé, a fortiori procédé, ce n’est
certainement pas de sa propre
initiative… I

 

Pierre
Tanger

(*)
Un juge assassiné, par Élisabeth Borrel, avec Bernard Nicolas,
.Flammarion, 384 pages, 21 euros.

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La
DGSE a-t-elle été détournée de sa mission ?

C‘est
donc aujourd’hui une certitude : le juge Bernard Borrel ne s’est
pas suicidé, il a été assassine Mais pourquoi Une piste
revient souvent, celle du Café de Paris à Djibouti En 1990,
cet établissement a fait l’objet d’un attentat antifrançais
qui, selon certaines rumeurs, aurait été commandité par
Ismaël Omar Guelleh, alias 10G, aujourd’hui président de
la République de Djibouti.

Le juge
Borrel aurait il alors découvert que ces rumeurs avaient un fondement
?

Pour le
juge français Roger Le Loire (qui a instruit l’affaire du Café
de Paris, puis celle de la mort du juge), jamais Borrel n’aurait été
sollicité pour enquêter sur cette affaire, Dans son livre, Élisabeth
Borrel publie une lettre que Roger Le Loire lui a adressée le 25 septembre
1997 et qui laisse pourtant entendre le contraire : « j’ai fait
la connaissance de M. Bernard Borrel à Djibouti au cours des déplacements
que j’y ai effectués dans le cadre de l’enquête que
je menais sur l’attentat du Café de Paris, survenu le 27 septembre
1990.

Votre
époux, en sa qualité de conseiller technique du ministre de
la justice de Djibouti, M Moumin Bahdon, a eu à intervenir a plusieurs
reprises dans la procédure pour laquelle j’ai été
saisi. Je dois vous dire que celui-ci m’a fourni une aide précieuse
ayant permis le bon déroulement des investigations à Djibouti
je ne peux malheureusement pas vous en fournir les détails, étant
personnellement tenu au secret de l’instruction dans une affaire qui n’est
pas jugée »