06/05/07 (B394) Le Journal du Dimanche : Affaire Borrel: L’étonnant récit des juges

Par
Michel DELEAN

Enquêtant sur d’éventuelles pressions politiques sur
la justice dans l’affaire Borrel, ce magistrat mort en 1995 à Djibouti,
deux juges d’instruction ont tenté mercredi pour la première
fois dans l’histoire judiciaire de perquisitionner à l’Elysée.
Ce qui leur a été refusé au nom du statut pénal
du chef de l’Etat.

La tentative de perquisition effectuée mercredi au palais de l’Elysée
– une première judiciaire – dans un volet de l’affaire Borrel a fait
l’objet d’un procès-verbal dont le JDD a pu prendre connaissance. Ce
PV de trois pages, en tous points étonnant, a été rédigé
le jour même par les juges d’instruction Fabienne Pous et Michèle
Ganascia, en charge d’une procédure pour « publication de commentaires
en vue d’influencer une décision de justice », en marge de l’enquête
sur l’assassinat du magistrat Bernard Borrel en 1995 à Djibouti.

Les deux juges souhaitaient saisir des documents dans le bureau de Michel
de Bonnecorse, conseiller chargé des questions africaines à
l’Elysée. Celui-ci aurait été en relation avec les ministères
des Affaires étrangères et de la Justice pour préparer
la communication du dossier Borrel aux autorités de Djibouti, annoncée
imprudemment en 2005 par le Quai d’Orsay. Cette transmission a finalement
été refusée par la justice, car plusieurs officiels djiboutiens
sont soupçonnés dans l’enquête pour assassinat. De son
côté, Elisabeth Borrel, la veuve du magistrat, a déposé
plainte. Des perquisitions ont déjà eu lieu au Quai d’Orsay
et place Vendôme dans ce volet de l’affaire, voici quinze jours.

Mercredi à 10 h 20, les juges Pous et Ganascia se présentent
donc à l’Elysée accompagnées de greffières, policiers,
experts et avocats. « Du trottoir, nous déclinons aux gardes républicains
en faction nos qualités ainsi que l’objet de notre présence
et sollicitons l’accès au bâtiment.

Il nous est refusé, et une résistance physique nous
est opposée, écrivent les magistrates.

En dépit de nos exhortations à la mesure et au respect de notre
fonction, nous sommes bousculées par les gardes républicains
et nous ne parvenons à pénétrer sous le porche d’entrée
avec nos deux greffières et M. Lang [un commissaire] qu’au prix de
notre détermination à ne pas demeurer sur la voie publique chargées
du matériel et des documents volumineux utiles à notre mission.


La porte est aussitôt refermée derrière nous. » Trois
policiers, deux experts et deux avocats restent sur le trottoir.

Le lieutenant-colonel a « reçu des instructions »

« Le lieutenant-colonel Sauvegrain [officier des gardes républicains]
nous indique alors que l’enceinte bénéficie du statut de zone
militaire protégée. […] Dans l’ombre du porche où nous
cantonnent les effectifs de gendarmerie, nous remplissons à son nom
et signons la réquisition prévue par l’article 698-3 du Code
de procédure pénale et la lui remettons.

Il maintient son refus de nous donner accès aux locaux en nous indiquant
qu’il a « reçu des instructions » et nous invite à plusieurs
reprises à quitter les lieux. » Les magistrates se mettent « en
quête d’un appui pour rédiger et signer la réquisition ».
Réponse de l’officier: « Les capots de voiture, c’est aussi très
bien pour faire office de table. »

Les deux juges demandent alors le directeur de cabinet du président
de la République. « Après environ quarante-cinq minutes
de tergiversations et de renvois téléphoniques d’un secrétariat
à l’autre, nous parvenons à entrer en contact avec M. Michel
Blangy qui confirme le refus déjà signifié d’accéder
aux bâtiments.

Nous l’informons des réquisitions écrites que nous venons de
prendre, de l’obligation légale d’y déférer, et nous
sollicitons un entretien qu’il nous accorde sous le porche où il nous
rejoint. M. Blangy oppose un nouveau refus à notre demande d’entretien
dans un lieu plus approprié, tel qu’un bureau où nous pourrions
nous asseoir. »

Le directeur de cabinet invoque alors l’article 67 de la Constitution, garantissant
une immunité pénale au chef de l’Etat, pour s’opposer à
la perquisition. Les juges rétorquent que leur visite ne concerne pas
le Président, mais le bureau d’un conseiller.

Elles proposent que les documents qu’elles recherchent leur soient remis volontairement.

Nouveau refus.

Les juges insistent et soulignent le « risque de dépérissement
de preuves », craignant une « dispersion prochaine » des archives
après l’élection présidentielle. Mais « M. Blangy
quitte les lieux sans avoir formalisé son refus par écrit ni
pris connaissance de notre réquisition annotée », écrivent
les juges, qui repartent à 11 h 45. « Outre les injonctions réitérées
de quitter les lieux, nous avons été cantonnées sous
le porche servant de local poubelles, à proximité des containers
servant à cet effet, sur lesquels ont été rédigés,
par nos soins, les documents ci-dessus évoqués », concluent-elles.

Les juges Pous et Ganascia ont reçu le soutien des syndicats de magistrats
(USM et SM), qui contestent les arguments de l’Elysée.

Commentaire de l’avocat d’Elisabeth Borrel, Me Olivier Morice: « Le comportement
des gendarmes et du directeur de cabinet de l’Elysée fut indigne envers
les magistrats, à l’image de l’attitude méprisante et cynique
des plus hautes autorités de l’Etat à l’égard de la veuve
d’un juge assassiné. »