14/05/07 (B395) LE FIGARO : La tragédie des boat people somaliens en mer d’Arabie.

De
notre envoyée spéciale dans le camp de réfugiés
de Kharaz (Yémen)
VALÉRIE SAMSON.

La reprise de la guerre civile en Somalie ces derniers mois a jeté
des centaines de milliers de civils sur les routes de l’exode. Beaucoup de
réfugiés mettent leur salut entre les mains de mafias de passeurs
pour traverser le golfe d’Aden et rejoindre, dans des conditions effroyables,
la péninsule arabique.

« BOSSASSO » : le nom de cette ville portuaire du Nord-Est de
la Somalie revient sur les lèvres des réfugiés. C’est
là que tous affluent, Somaliens ou Éthiopiens, pour fuir les
combats qui font rage à Mogadiscio entre les troupes éthiopiennes
et les milices des Tribunaux islamiques, ou plus simplement une vie de misère…
Bossasso est une enclave semi-autonome non reconnue par les autorités
internationales, zone notoire de non-droit, nouvelle plaque tournante de la
migration, aux mains de gangs qui se disputent un juteux trafic humain.

C’est là que commencent toutes les histoires entendues dans le camp
de réfugiés de Kharaz, dans le sud du Yémen.

Pour la somme de 50 dollars, les candidats au départ s’entassent sur
des rafiots de fortune, à 100, 150, parfois 200, pour tenter la périlleuse
traversée du golfe d’Aden, dans des conditions effroyables. Muslima
Ibrahim a fait le voyage avec sa plus jeune fille, Kalthouma, âgée
de cinq ans.

Elle dit avoir laissé derrière elle ses cinq autres enfants,
parce que, explique-t-elle, elle savait qu’elle n’aurait pas assez de ses
deux bras pour les sauver tous quand les passeurs les jetteraient à
l’eau… « Nous étions 140 sur le bateau, raconte-t-elle, dont
la moitié de femmes. Nous étions entassés, dans l’impossibilité
de faire le moindre mouvement. Si nous tentions de nous lever, les passeurs
nous frappaient à coups de gourdins, ou nous menaçaient de leurs
pistolets. »

Les passeurs, au nombre de cinq ou six, font régner sur le navire une
loi d’airain, pour ne pas se laisser déborder par une mutinerie toujours
redoutée.

Jetés dans une mer infestée de requins

Muslima poursuit : « Chacun avait emporté de la nourriture avec
soi, mais après le premier jour, tout le monde vomissait et nous avons
dû passer le reste du voyage sans boire ni manger. » Après
deux jours et deux nuits, le bateau arrive en vue des côtes yéménites.
« Nous étions à environs 200 mètres du rivage lorsque
les passeurs nous ont contraints à sauter à la mer sous la menace
de leurs armes. Par chance, j’avais de l’eau jusqu’aux épaules, et
un homme a porté mon enfant jusqu’au rivage », dit-elle.

Tous n’auront toutefois pas cette chance.

Nombreux sont ceux qui seront jetés par-dessus bord avant même
d’avoir aperçu le Yémen. Haweya témoigne : « Après
un ou deux jours, le moteur de notre bateau, qui était en surcharge,
s’est arrêté. Comme il refusait de redémarrer, les passeurs
ont jeté des gens par-dessus bord. Ils ont pris les plus gros, les
femmes enceintes, les personnes âgées… » Combien au total
? Elle ne se souvient pas.

Ce dont elle se souvient, c’est que cinq enfants furent jetés à
la mer ce jour-là, dans des eaux souvent infestées de requins.

Pour ne pas se faire prendre par les gardes-côtes yéménites,
les passeurs, qui encourent la prison, se débarrassent de leur cargaison
humaine à plusieurs centaines de mètres des côtes, toujours
de nuit. Là, le rivage descend en principe en pente douce, et les passagers
clandestins n’ont souvent que quelques mètres de brasse à parcourir
pour toucher terre. Mais la plupart ne savent pas nager.

Certains se noient, si près du but.

Parfois leur survie ne tient qu’à une poignée de rials. Haweya
raconte que son navire s’est arrêté à environ 600 mètres
de la plage. « Par chance, des petits bateaux de pêche sont arrivés
à notre hauteur. Ils nous ont demandé 200 rials (moins d’un
euro, NDLR) pour nous prendre avec eux jusqu’au rivage. J’ai payé 200
rials pour moi et 200 pour mon bébé. Mais beaucoup n’avaient
pas d’argent et sont morts noyés. »

Dévalisés et brutalisés par la police

Parfois, les clandestins sont accueillis par les tirs de l’armée
yéménite. Le mois dernier, des soldats ont ouvert le feu sur
un groupe de trois bateaux transportant au total 365 passagers. Le mouvement
de panique a provoqué la mort par noyade de 34 d’entre eux.

Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR)
a protesté auprès des autorités yéménites.
En vain. « Ce n’est pas la première fois que ce type d’incident
se produit, explique Theophilus Vodounou, directeur de la région sud
pour le HCR. À chaque fois l’armée nous répond que les
bateaux transportaient des armes ou de la drogue. Le problème, c’est
que par deux fois nous avons retrouvé des corps de réfugiés
tués par les balles de l’armée, accuse-t-il.

Et cela ne semble pas près de s’arranger : depuis que les gardes-côtes
ont été intégrés à l’armée, ils
se montrent de plus en plus agressifs. » Cette violence a un corollaire
: les passeurs n’hésitent pas à emprunter de nouvelles routes,
toujours plus périlleuses. Le prix exigé des réfugiés
s’en ressent, atteignant jusqu’à 100 dollars la traversée.

Une fois la plage atteinte, certains ne se relèvent pas et
meurent d’épuisement ou de déshydratation.

D’autres, comme Awes Mahmoud Ali, un frêle jeune homme de 27 ans, et
son frère de 25 ans, Daher, racontent avoir été dévalisés
par la police yéménite à leur arrivée, et brutalisés
: « Ils ont pris le peu qui nous restait, nos vêtements et de
l’argent. »

Car à l’arrivée, force est de constater que les ONG
sont notoirement absentes.

Certes, assurer la surveillance des quelque 2 400 kilomètres de plage
que compte le Yémen relève de l’impossible. Mais, fait observer
un employé d’une organisation qui travaille avec le HCR, « il
n’existe qu’environ douze points d’entrée pour les immigrants »,
répartis sur quatre gouvernorats.

Pour rejoindre le camp de transit de Mayfah, souvent à plusieurs heures
de route, les moins malchanceux, ceux à qui il reste quelques sous,
prennent le bus ou un taxi. Ceux qui n’ont plus rien doivent compter sur leurs
propres forces et s’y rendre à pied, sous une chaleur écrasante.
Sur le trajet, comme le confirme un médecin ayant travaillé
pour le HCR, il n’est pas rare que des femmes soient violées.

Un site hostile à toute forme de vie

Ceux qui arrivent finalement au camp de réfugiés permanent de
Kharaz ne sont guère nombreux. Ce sont souvent les plus faibles, les
malades ou les blessés, les femmes accompagnées d’enfants, ceux
qui n’ont ni attaches ni ressources… À une heure et demie de route
d’Aden, la principale ville du Sud, le site semble étrangement isolé,
comme hostile à toute forme de vie, coincé entre une montagne
pelée, avec un sol d’où rien ne semble vouloir pousser, un soleil
de plomb et un air poisseux venu de la mer au loin.

Rien alentour. Quelque 9 000 réfugiés y ont élu domicile.

Les plus anciens bénéficient d’habitations en dur.
Les nouveaux arrivants doivent se contenter de tentes avec, pour tout matelas,
une toile de jute. Comme Muslima et Haweya, qui attendent depuis sept mois.

Officiellement, le HCR pourvoit à tout : les enfants bénéficient
d’une éducation et les malades sont soignés au dispensaire.
En réalité, le manque criant de moyens semble avoir raison de
la bonne volonté des travailleurs humanitaires. Theophilus Vodounou
ne cache pas que le budget du HCR pour le Yémen a été
révisé à la baisse ces dernières années.


« En 2006, nous attendions 1,9 million de dollars pour la région
d’Aden, explique-t-il. Malheureusement le budget a été réduit
de 25 % en cours d’année. »

À Kharaz, même la nourriture semble faire défaut. Muslima
dit recevoir chaque mois, pour elle et sa fille, « 10 kg de riz, 1 kg
de sucre, 15 de farine, et un litre et demi d’huile ». Un tableau d’affichage
dans le dispensaire répertorie les cas de malnutrition.

Un médecin qui a travaillé au camp de Kharaz affirme que la
prostitution y est un moyen de subsistance répandu
.

Ce qu’aucune femme dans le camp ne nous confirme pourtant. Là, un réfugié
somalien arrivé cinq jours auparavant et souffrant d’une blessure par
balle à la jambe ne s’est rien vu proposer qu’une tente, par plus de
40 °C. Plus loin, une vieille femme exhibe au regard des visiteurs un
sein monstrueux portant un abcès purulent.

Elle dit n’avoir reçu au dispensaire que des comprimés et avoir
demandé depuis des semaines à être transférée
pour être soignée. Sous sa tente, Haweya affirme pourtant ne
pas regretter les souffrances endurées pour parvenir jusqu’ici : «
C’est vrai qu’ici, nous n’avons aucun avenir. Mais au moins, nous sommes en
sécurité. »