26/06/07 (B401) LIBERATION : Mourir à l’Elysée / L’immunité du président de la République n’est pas éternelle : réponse à Daniel Soulez-Larivière.

Par Thomas CLAY, Agrégé de droit,
Professeur de droit à l’université de Versailles.

L’Elysée n’est pas seulement un lieu confortable, il est aussi protecteur.

Celui qui y réside peut refuser de répondre aux questions des juges et même confiner les plus obstinés des enquêteurs à côté du local à poubelles le temps de leur signifier qu’ils n’iront pas plus loin, comme ce fut le cas il y a quelques jours pour ces magistrats enquêtant sur la mort suspecte de l’un des leurs à Djibouti.

C’est pourquoi atteindre l’Elysée peut être un objectif intéressant pour celui qui se sent traqué par les juges. Mais une fois à l’abri au palais, il y a un risque, pour l’heureux élu, qu’il se croie parvenu dans un éden judiciaire, offrant une immunité calée sur l’infini, sorte de résurgence de cet «Elysée des bienheureux» jadis chanté par Homère. Mais la France est une République, et l’immunité éternelle n’y a pas sa place. Celui qui quitte l’espace protégé doit répondre des actes qui peuvent apparaître illégaux. Et si, comme on le déplore à juste titre, la justice est lente, elle a appris à faire travailler sa mémoire.

Elle ne pardonne pas à ceux qui l’ont offensée.

Depuis le 17 juin, le président Chirac est redevenu le justiciable Chirac Jacques. Or, contrairement à ce qu’on lit ici ou là, il y a encore une pléthore d’affaires dans lesquelles son témoignage, au minimum, devrait être recueilli pour aider à la manifestation de la vérité. Car si certaines sont terminées (affaire des faux électeurs, affaire des frais de bouche), d’autres demeurent, soit parce que l’instruction est en cours (affaire de la Sempap, affaire des chargés de mission du maire de Paris, et affaire Euralair qui concerne aussi Mme), soit parce que le cas Chirac a été disjoint des autres (affaire des emplois fictifs du RPR), soit enfin parce que le cas Chirac n’a pas été réglé (affaire des marchés publics d’Ile-de-France, et affaire des HLM de la ville de Paris).

Récemment, deux autres dossiers se sont ajoutés, l’affaire Clearstream et celle du juge Borrel, mais elles se distinguent en ceci que le président agissait, en principe, dans le cadre des fonctions – ce qui n’est pas contestable pour la deuxième.

Pour la première, en revanche, le lien n’apparaît pas avec la force de l’évidence. Cela n’a pas empêché Me Daniel Soulez-Larivière de défendre, le 18 juin dans Libération, un système où les questions sur ce type d’affaires ne doivent pas être posées aux anciens présidents, par quoi il ouvre la voie à toutes les dérives antidémocratiques de ceux qui confondent intérêt national et intérêt personnel ou politique, au prétexte qu’il serait malséant de les déranger dans leur retraite.

Depuis qu’il a compris les dangers de cet inéluctable retour parmi les mortels, Jacques Chirac a imaginé des solutions plus ou moins abracadabrantesques pour échapper à son destin judiciaire.

D’abord la regrettable tentative d’une réforme transformant les anciens présidents de la République en sénateurs à vie, et bénéficiant de l’immunité parlementaire associée.

Ensuite les nominations de magistrats, sans doute compétents, mais dont l’impartialité ne semble pas assurée en apparence.

C’est le cas du nouveau procureur de la République de Nanterre, chargé des poursuites dans la plus sensible des affaires restantes, celle des emplois fictifs du RPR, qui a été nommé là contre l’avis du CSM, et qui a naguère rendu un non-lieu dans l’une des affaires les plus condamnables, au moins moralement, celle des frais de bouche du couple Chirac à la mairie de Paris.

C’est aussi le cas du nouveau procureur général de Paris qui n’est autre que l’ancien conseiller justice de l’Elysée. Ainsi, celui qui portera l’accusation dans les affaires parisiennes (HLM de Paris, marchés publics d’Ile-de-France, etc.) sera celui-là même qui était chargé naguère à l’Elysée d’éviter les poursuites.

Sans parler du fait qu’il est aussi personnellement mis en cause dans l’affaire Borrel.

Des magistrats sous ses ordres encadrent donc une enquête qui le concerne.

Et comme cela ne suffira sans doute pas, on parle maintenant d’une loi de circonstance qui limiterait soudainement la durée des enquêtes en purgeant les infractions dont la mise au jour aurait pris trop de temps.

Si le gouvernement devait s’aventurer dans cette voie, notamment pendant l’été, ce serait évidemment une véritable amnistie, à l’heure où même les infractions de stationnement ne sont plus excusées.

Mais surtout une telle loi validerait a posteriori la stratégie judiciaire du président Chirac consistant à éviter la justice à tout prix, en recourant au besoin à d’étranges contorsions juridiques. Avec comme seul mot d’ordre de fuir la justice, le président Chirac s’est condamné lui-même à être réélu et à mourir à l’Elysée. Et ni l’un ni l’autre de ces événements ne s’étant produits, cette stratégie judiciaire antidémocratique s’est révélée finalement désastreuse. Les sondages montrent que, comme leurs juges, une majorité de Français n’a pas oublié et demande des comptes. C’est le signe de l’échec de cette stratégie.

Aujourd’hui le procès en acharnement est habilement conduit, alors qu’il s’agit simplement de justice qui fait son œuvre, quand bien même on l’aurait contrainte à ralentir, en espérant qu’elle s’épuise. Si les juges questionnent Jacques Chirac si longtemps après les faits, c’est parce que celui-ci les a empêchés de le faire plus tôt. Il serait quand même paradoxal de reprocher aux juges l’interminable délai qui leur a été imposé par celui-là même qui feindrait de s’en plaindre aujourd’hui.

Cette stratégie judiciaire hasardeuse a pourtant été consacrée dans la réforme constitutionnelle du 23 février dernier, laquelle a étrangement affaibli le président pour les actes commis pendant son mandat puisqu’il peut désormais être destitué, mais l’a immunisé pour les actes accomplis avant son mandat, ou sans rapport avec lui, puisque les poursuites à son encontre sont suspendues le temps de son mandat.

On aurait pourtant pu imaginer le système : renforcer le président pour les actes accomplis en rapport avec ses fonctions, et autoriser, éventuellement avec un filtre, les demandes d’explications pour les actes antérieurs ou sans rapport avec elles. Avec la réforme adoptée, on diffère le temps où les questions peuvent être posées pour aider à la manifestation de la vérité jusqu’au moment où elles paraîtront déplacées, car trop éloignées des faits.

Bref, pendant les fonctions, c’est inconvenant, et après, c’est trop tard ; ce ne serait donc jamais le bon moment pour la justice des hommes ?

C’est pourtant bien celle-ci dont il s’agit, sauf à considérer que la règle constitutionnelle doive céder devant la mythologie et que le séjour élyséen relève du divin, assurant à celui qui en a profité la paix éternelle.