05/02/08 (B433-B) Bakchich Info / AFFAIRE BORREL: Quand Chirac jugeait discutables les reportages de RFI …

mardi 5 février 2008 par Guillaume Dasquié

À RFI, le journaliste David Servenay suivait de près l’enquête sur l’assassinat à Djibouti du juge Bernard Borrel. Des documents révélés par « Bakchich » démontrent que Chirac, alors à l’Elysée, discutait avec son homologue djiboutien des reportages diffusés par la radio tricolore. Très vite, la direction de la chaîne demande au journaliste d’abandonner les sujets d’investigation…

Lors d’une rencontre entre Jacques Chirac, alors à l’Elysée, et le président de Djibouti Ismaël Omar Guelleh, le 17 mai 2005, les deux hommes consacrent l’essentiel de leur entretien à trouver une issue à l’affaire Borrel, du nom du magistrat français assassiné à Djibouti.

À cette période, la juge Sophie Clément, en charge de l’instruction, dirige déjà ses investigations contre plusieurs responsables de l’appareil d’État djiboutien, suspectés de relations avec les exécutants de ce crime. Le président de tous les Français recherche une solution pour sortir de cette mauvaise passe son allié stratégique dans la Corne de l’Afrique.

Une note de synthèse consacrée à cette discussion donne la mesure du sacrifice consenti pour l’occasion.

Sur le front juridique, Chirac encourage ni plus ni moins son ami Guelleh à porter plainte contre la France devant la Cour internationale de justice, pour faire plier la petite juge.

Sur le front médiatique, il se lamente contre le manque d’esprit d’équipe de RFI, la radio française très écoutée en Afrique, à l’égard du régime corrompu et délétère du président djiboutien.

À cette date, l’émetteur de RFI sur Djibouti demeure coupé depuis près de quatre mois, soit le 12 janvier précédent, c’est-à-dire au lendemain d’un reportage de son journaliste David Servenay sur l’implication dans le dossier Borrel du propre procureur de Djibouti, pour un délit de subornation de témoin. Il n’est pas fréquent qu’un journaliste agace le président de la République au point que ce dernier s’en plaigne à ses homologues. David Servenay appartient à ce club des reporters mal vus du pouvoir.

La synthèse de la rencontre Chirac-Guelleh du 17 mai 2005 démontre la prise en compte de ces préoccupations radiophoniques au sommet de l’État. Chirac n’hésite pas : « Le traitement de l’affaire Borrel par RFI est très discutable : certains journalistes ont pris fait et cause pour Mme Borrel, dont ils ont épousé les vues ». Pourtant le script du reportage incriminé par Chirac – diffusé le 11 janvier 2005 – mentionne à deux reprises que la rédaction a sollicité un commentaire du procureur de Djibouti, qui l’a refusé.

En outre, hasard du calendrier : le 19 mai 2005, deux jours après cette rencontre à Paris entre les deux chefs d’État, un communiqué interne à la rédaction de RFI dénonce un cas de censure à l’encontre d’un reportage online de David Servenay sur l’affaire Borrel, suspendu de diffusion sur le site de RFI à la demande de la direction. Après des modifications, et avec quelques jours de retard, il sera finalement publié sur le Net.

Un journaliste spécialisé sur la Françafrique

Embauché durant l’été 1996 à Radio France International, David Servenay se spécialise depuis 2002 sur les affaires sensibles de la Françafrique, parfois à la manière d’un « électron libre », selon la formule d’un ancien voisin de bureau.

Après ces tensions de l’année 2005 avec sa hiérarchie, il prend des vacances puis un congé sans solde – le temps d’écrire un livre sur la tragédie du Rwanda, Une guerre noire (avec Gabriel Périès, éditions La Découverte). Il réintègre les équipes de RFI au second semestre 2006, avec l’espoir de poursuivre ses recherches sur les zones d’ombres de la politique française sur le continent noir.

Peine perdue.

Le 31 mai 2007, il quitte ses fonctions à la suite d’un licenciement assorti d’une transaction et d’une clause de confidentialité. Cette dernière interdit aux protagonistes d’évoquer les conditions précises de ce départ ; un comble pour des professionnels de l’info.

Moins d’un mois après ses adieux à la Maison de la Radio, le 20 juin dernier, alors qu’il rejoint la prometteuse équipée de Rue89, une dépêche de l’AFP révèle l’existence d’un télégramme diplomatique français suggérant « que Djibouti a demandé en 2005 la mise à l’écart » du journaliste.

Aussitôt, une crainte en forme d’interrogation parcourt une partie de la radio : David Servenay a-t-il été victime d’un licenciement politique ?

La directrice de la rédaction, Dominique Burg, tout comme la présidence de RFI, récuse un tel scénario. « On avait expliqué à David qu’il n’y avait pas de place sur RFI pour un journaliste qui ne ferait que de l’investigation. Mais lui ne voulait faire que cela (…). Je n’ai personnellement jamais subi la moindre pression, jamais reçu de coup de fil des Djiboutiens ou du Quai d’Orsay. Je suis affirmative », déclarait-elle ainsi avant l’été. Contactée ce lundi 4 février, elle maintient ses propos : « Pour nous, il s’agit d’un départ volontaire » sans aucun lien avec d’éventuelles demandes du ministère des Affaires Étrangères.

Soit.

Cependant, selon des confrères de David Servenay à RFI, son licenciement prend son origine dans une réunion tenue le 15 janvier 2007, au cours de laquelle les directrices de la station lui demandent de ne plus traiter les dossiers de la Françafrique, et de travailler exclusivement sur des sujets de politique intérieure française, en sa qualité de journaliste rattaché au pôle France de la rédaction.

Dominique Burg participait à cette discussion, ainsi que Geneviève Goetzinger, directrice de l’information de RFI. Ce que cette dernière confirme. Au lendemain de cette décision, comprenant qu’il ne pourrait plus enquêter sur ses sujets de prédilection, le journaliste engage des négociations avec la direction des ressources humaines de la radio ; selon une chronologie que garde en mémoire Anne Corpet, alors présidente de la Société des journalistes de RFI.

Les ministres aussi se plaignent de RFI

Bakchich a pu prendre connaissance de l’intégralité des courriers diplomatiques et des notes politiques consacrées aux reportages de RFI sur l’affaire Borrel, rédigées entre avril 2004 et mai 2005 par l’Élysée, le Quai d’Orsay ou les autorités Djiboutiennes.

Période clé pour comprendre la crise entre le journaliste et la direction de sa station. Dès le 10 août 2004 par exemple, les responsables ministériels se préoccupent des enquêtes de Servenay.

Ce jour-là, le ministre de la Justice de Djibouti, Abdallah Abdillahi Miguil, écrit son courroux à son homologue parisien Dominique Perben : « La chaîne de radio RFI répétait à satiété des déclarations fallacieuses sur les conditions mystérieuses de la mort de M. Bernard Borrel. RFI, chaîne publique française, faisait fi de la déontologie journalistique, se substituant à l’autorité judiciaire française… ».

Et le 24 janvier 2005, l’ambassadeur de France à Djibouti Philippe Selz, dans un télégramme diplomatique, cite les propos du ministre djiboutien des Affaires Etrangères rencontré sur place. Lequel, pragmatique, se demande : « Pourquoi RFI laisse-t-elle systématiquement l’un de ses journalistes attaquer Djibouti et son président à l’antenne ? (…) On sait, vous savez, que ce journaliste, toujours le même, prend systématiquement fait et cause pour la veuve Borrel. Ne pouvez-vous demander à RFI, et obtenir, qu’il ne s’occupe plus de Djibouti ? ».

Putain de question.