03/04/08 (B441-B) Libération : «Les Somaliens ont l’impression de payer pour la lutte antiterroriste» (Info lectrice)

Questions à Jean-Hervé Bradol. , président de Médecins sans frontières.
Recueilli par CHRISTOPHE AYAD

En Somalie, des combats quasi quotidiens opposent le gouvernement, soutenu par l’armée éthiopienne, à une guérilla d’obédience islamiste. La situation sécuritaire et humanitaire ne cesse de se dégrader. Deux étrangers, un Kényan et un Britannique employés d’une société sous contrat avec l’ONU, ont été enlevés lundi par des hommes armés. Jean-Hervé Bradol, de Médecins sans frontières, revient d’une mission d’évaluation à Mogadiscio.

Un responsable de l’ONU a déclaré récemment que la situation en Somalie était pire qu’au Darfour. Partagez-vous ce constat?

Je ne veux pas faire une hiérarchie dans le malheur. On ne peut pas parler de grands massacres comme il y en a eu au Darfour en 2003-2004. Mais il y a chaque jour, à Mogadiscio, des attaques d’insurgés et, en retour, une répression assez peu discriminée, qui prend la forme de bombardements des quartiers où se cache la rébellion.

Au niveau des infrastructures de santé, la situation est catastrophique.

Par rapport au début de l’année 2007 [lorsque le gouvernement fédéral de transition a pris le contrôle de la capitale avec l’aide de l’armée éthiopienne, chassant les tribunaux islamiques, ndlr], deux tiers des lits d’hôpitaux ont disparu. La seule maternité de la ville a fermé.

Les structures privées, comme les hôpitaux Arafat ou Al-Hayat, ont été pillées et bombardées par les forces gouvernementales et éthiopiennes pendant les combats d’avril 2007.

A l’hôpital Medina, dans le sud de la ville, il y a des problèmes d’acceptation des patients en fonction de leur origine clanique. Enfin, il y a le problème des centaines de milliers de déplacés à cause des combats. Ces gens vivent pour la plupart en plein air, sur la route de Merka. Ils sont totalement sous-assistés : le Programme alimentaire mondial (PAM) et Care distribuent un peu de nourriture, ils ont reçu quelques bâches en plastique, l’eau coûte cher. Il n’y a ni latrines ni vaccination. Chaque distribution donne lieu à des violences, voire à des incidents armés.

Est-on à la veille d’une catastrophe humanitaire du type de celle de 1991-92

Nos enquêtes ont relevé des taux de malnutrition aiguë de 20 % chez les enfants, ce qui signifie que la moitié d’une classe d’âge est touchée par la malnutrition.

Aujourd’hui, il y a un risque sérieux d’épidémie de rougeole chez les enfants dénutris. Les diarrhées infantiles sont fréquentes. Il y a des cas de choléra à Mogadiscio et maintenant en province aussi. Depuis l’incendie du marché central de Bakara, et à cause de la coupure des voies de ravitaillement, les prix de la nourriture ont explosé. Les gens sont sur la corde raide. On est dans une situation pré-1992.

Quelles sont les conditions de sécurité pour les travailleurs humanitaires ?

Nous avons tous de gros problèmes de sécurité. Tous les déplacements sont dangereux. Après l’assassinat de trois employés de Médecins sans frontières [un Somalien, un Kenyan et un Français] à Kismayo, fin janvier, nous avons retiré tout notre personnel expatrié.

Il commence à revenir mais pas à Kismayo, tant qu’on n’aura pas élucidé ce qui s’est passé. Quant à l’aide alimentaire du PAM, elle arrive au port de Mogadiscio mais la distribution est sous-traitée à des groupes locaux, sans vrai contrôle possible.

Peut-on parler d’une situation à l’irakienne pour l’Ethiopie enlisée dans l’occupation de la Somalie ?

Il n’y a pas d’attentat très sanglant visant les civils, comme en Irak ou en Afghanistan. Mais les Somaliens ont vraiment l’impression de faire les frais d’une politique de deux poids deux mesures, au nom de la lutte contre le terrorisme.

L’occupation éthiopienne semble ne poser aucun problème à la communauté internationale, tout comme la fermeture des frontières, ce qui revient à nier aux Somaliens le droit de chercher refuge à l’étranger. Les rapports faisant état d’exactions du gouvernement sont mis au placard.

Même l’envoyé spécial de l’ONU Ould Abdallah trouve que cette situation est un scandale, mais personne ne l’écoute. Quant à la guérilla, même si elle s’abrite derrière la population, qui est la première à souffrir des représailles des milices gouvernementales et de l’armée éthiopienne, elle est de plus en plus populaire car elle met en avant son caractère nationaliste plutôt qu’islamiste.