12/07/08 (B456) LE MONDE / Erythrée : un pays embrigadé (Un grand article signé Jean-Pierre Turquoi)

En Erythrée, l’éducation et les soins médicaux sont gratuits, le chômage et les grèves inexistants. 15 ans après son indépendance, ce petit pays reste l’un des derniers bastions du socialisme à la cubaine.

ASMARA, ENVOYE SPECIAL

Indépendante depuis quinze ans à peine ! L’Erythrée est le plus jeune Etat d’Afrique. C’est aussi le plus anachronique, le plus insolite. L’arpenter, c’est remonter le temps et revenir à l’Afrique des Etats-partis au lendemain des indépendances. Le regarder vivre au quotidien, c’est assister au remake d’un vieux film dont le scénario, dans les précédentes versions, tournait à la catastrophe.

Coincée entre le Soudan et l’Ethiopie, l’Erythrée du président Issayas Afeworki est un pays comme il n’en existe plus guère sur le continent noir. Un pays tenu d’une main ferme par des anciens combattants, sortis vainqueurs d’une guerre de libération qui a duré trente ans. Un cocktail d’exception, mélange de nationalisme sourcilleux et exigeant, de socialisme à la cubaine heureusement mâtiné de fantaisie italienne, souvenir d’un demi-siècle de colonisation. « L’Erythrée nous rappelle notre pays sous Mao », disent des coopérants chinois transplantés au ministère des télécommunications.

Ce pays n’est pas banal. Le soir venu, dans les rues d’Asmara, la capitale à la propreté stupéfiante, flotte un parfum de Little Italia avec ses pizzerias, ses antiques Fiat et ses cafés bondés d’où s’échappent des flots de musique occidentale. Mais ailleurs, des dizaines d’opposants jamais jugés – peut-être des centaines – croupissent depuis des années en des lieux secrets. « L’Erythrée est une prison à ciel ouvert », dénonce l’association Reporters sans frontières.

A Asmara, les cybercafés pullulent, l’accès aux sites Internet est libre, mais tout candidat à un téléphone portable doit montrer patte blanche à l’administration.

« Elle veut savoir qui possède un portable », dit un fonctionnaire sous couvert d’anonymat. Il existe un journal quotidien, mais sans le moindre article critique dans ses colonnes. La malnutrition est endémique, pourtant l’Erythrée ferme ses portes aux ONG et aux institutions spécialisées des Nations unies. On compte sur les doigts d’une main celles encore autorisées à travailler sur place. Les musulmans, les coptes, les catholiques et les membres de l’Eglise évangélique d’Erythrée peuvent pratiquer la religion de leur choix, mais les autres cultes protestants, soupçonnés d’être au service des Etats-Unis, sont bannis et persécutés.

Obtenir une autorisation de sortie du pays est impossible, sauf feu vert personnel d’un ministre et à la condition d’être âgé de plus de 50 ans. Au lendemain de l’indépendance, l’ancienne colonie italienne s’est pourtant mise à l’apprentissage de la langue anglaise, avec un succès qui force l’admiration. Le pays compte parmi les plus pauvres de la planète, mais l’école est obligatoire et gratuite dès le plus jeune âge, l’accès aux soins garanti à tous. La délinquance petite ou grande et la corruption sont des mots vides de sens dans cette partie de la Corne de l’Afrique. Absent des statistiques officielles, « le chômage n’existe pratiquement pas », assure le président de l’Association de la jeunesse, Sultan Saeed. Les grèves pas davantage. « Je ne me souviens pas en avoir connu », reconnaît le patron d’une petite entreprise privée, Asghedom Tekeste.

L’absence de démocratie, le nationalisme cultivé par le régime, l’omniprésence de l’Etat, son emprise sur la vie quotidienne des quelque 4,5 millions d’Erythréens, ne troublent pas la génération des ex « fighters », celle des quinquagénaires qui ont combattu l’Ethiopie du négus puis celle de son successeur, le « Négus rouge », le général Mengistu. « Je suis fier de me sentir érythréen, d’avoir un passeport, un drapeau. Nous avons construit un pays », dit l’un d’eux, Arefaine Afwerki.

Aux yeux des vétérans, le reste – les libertés individuelles bafouées, l’inflation galopante, l’austérité imposée à tout un peuple, les mendiants qui ont fait leur apparition dans les rues d’Asmara – n’est qu’un accident de parcours, le prix à payer pour le conflit frontalier de 1998-2000 jamais soldé entre l’Erythrée et l’Ethiopie et qui, aujourd’hui, menace de se répéter avec l’autre voisin, la République de Djibouti. « Les armes se sont tues, mais on est encore en guerre larvée. Lorsque la paix viendra, tout ira mieux », jure l’ancien « fighter ». « La Constitution sera appliquée. Il y aura une presse libre, des élections et une place pour une opposition responsable », promet un diplomate, lui aussi vétéran de la guerre d’indépendance.

Heureux les lendemains qui chantent, mais, en attendant, la jeunesse érythréenne est caporalisée comme nulle part ailleurs en Afrique. L’embrigadement commence un an avant les épreuves du baccalauréat, que tous les candidats, garçons et filles, viennent préparer et passer dans une sorte d’immense caserne créée dans une petite ville de l’ouest du pays, Sawa.

Sawa est la gare de triage de la jeunesse. C’est là, aussi, que sont effectués les six premiers mois de service militaire. Le régime est rude. « On se levait à 5 heures du matin. La journée commençait par un salut au drapeau. Ensuite, on alternait entraînement militaire et éducation politique. A 20 heures, tout le monde était couché. C’était comme ça six jours sur sept. Le dimanche, on en profitait pour laver nos vêtements. Parfois, il y avait la projection d’un film », se souvient un jeune Erythréen. Aucune visite n’est admise, aucune permission de sortie accordée.

La suite dépend des résultats scolaires. Les moins aptes aux études supérieures seront orientés, sans avoir leur mot à dire, vers des écoles professionnelles liées à la défense, ou versés dans les effectifs d’une armée bonne à tout faire. Ce sont les militaires qui ont récupéré des milliers de rails et de traverses éparpillés par monts et par vaux et permis la remise en service de l’unique ligne de chemin de fer laissée par les Italiens. Ce sont eux qui construisent les routes, les ponts, les barrages – fierté du régime -, les immeubles d’habitation et les bâtiments administratifs. Ils sont dans l’immobilier et les travaux publics. Ils sont partout.

Aux intellectuels, les études supérieures. Il n’y a plus d’université en Erythrée depuis que celle d’Asmara a été fermée et scindée, au nom de la décentralisation, en une poignée de collèges éparpillés dans le pays. A trente minutes de Keren, sur la route du Soudan, on butte, par exemple, sur l’unique collège d’agriculture d’Erythrée. Ici, dans un décor lunaire, sont formés les futurs vétérinaires et les agronomes, les spécialistes de l’environnement et les directeurs des fermes d’Etat.

Bâtiments sommaires alignés au cordeau sur un sol nu : le collège, qui abrite un peu plus d’un millier d’étudiants, évoque davantage une caserne qu’un campus universitaire. Les salles de cours, les laboratoires (dotés d’un équipement moderne) cultivent la même austérité. Dépourvus d’eau courante et plus peuplés qu’ils ne le devraient, les dortoirs ne déparent pas. Quelques images pieuses collées au-dessus des lits tiennent lieu d’unique décoration. « Ici, les étudiants ne sont pas tentés comme en ville. Ils doivent travailler dur pour rester. Ils le savent. Ceux qui n’ont pas de résultats satisfaisants sont remis à la disposition du ministère de l’éducation », explique le doyen du collège, Semere Amlesom.

Diplôme en poche, le jeune Erythréen n’en est pas quitte avec l’Etat. Il lui faut donner une année supplémentaire à l’armée avant d’obtenir la carte de démobilisation à exhiber à tout bout de champ : en ville lors des contrôles de police, et à la sortie des agglomérations, où les barrages sont monnaie courante.

Prenant prétexte de la menace militaire représentée par l’Ethiopie depuis le conflit de 1998, l’Etat seul décide de l’avenir professionnel de ses jeunes en fonction des besoins du pays. Certains iront travailler dans les ministères ou les entreprises publiques, d’autres seront salariés dans les hôpitaux ou les écoles. Il y en a qui resteront dans les villes ; d’autres qui seront mutés dans les campagnes les plus éloignées. Les décisions tombent d’en haut. Elles sont sans appel et, selon les témoignages, valables un temps indéfini, au moins pour les garçons. Les jeunes filles sont en revanche rapidement libérées de toute obligation. Ce qui explique qu’elles monopolisent les emplois dans les cafés, les boutiques et les hôtels de la capitale.

L’embrigadement passe mal au sein de la jeunesse. Des enseignants envoyés au fin fond du pays s’éclipsent dès qu’ils le peuvent à Asmara, quitte à rogner sur les heures de classe ; d’autres, plutôt que d’aller travailler dans un ministère, préfèrent se cacher. A la merci d’un contrôle de police, ils savent qu’ils risquent la prison. Et puis il y a ceux qui tentent de s’échapper du pays par la frontière éthiopienne – la voie la plus dangereuse – ou via le Soudan, avec l’espoir d’atteindre l’Europe ou Israël. « Tout le monde connaît quelqu’un qui peut vous mettre en rapport avec un passeur. Ça coûte l’équivalent de 1 500 euros par personne », raconte un jeune fonctionnaire, qui rêve d’aller poursuivre des études supérieures en Europe.

Aucune statistique n’existe, qui mesure l’ampleur du phénomène. Les autorités éthiopiennes, selon un document confidentiel des Nations unies, affirment qu’un demi-millier « de soldats, d’étudiants, de travailleurs sociaux » traversent chaque mois la frontière. Même exagéré, le chiffre donne la mesure de l’hémorragie que subit l’Erythrée. De ce point de vue, le pays ne se distingue pas des autres Etats du continent noir. C’est peut-être l’unique point commun.

Jean-Pierre Tuquoi