10/05/09 (B498) Slate.fr / L’aide étrangère détruit l’Afrique

L’aide étrangère fait partie du problème africain…au même titre que la corruption.

Entre 2002 et 2008, la croissance de l’Afrique sub-saharienne a repris, soutenue comme la plus grande partie de la planète par la flambée des matières premières et les investissements chinois. C’est ainsi que s’est achevée l’une des ères les plus consternantes de l’histoire récente du continent, une période qui a duré toute une génération et pendant laquelle la plupart des pays de cette région ont connu une chute de leurs revenus par habitant, parfois à des niveaux que l’on n’avait plus vus depuis la fin du colonialisme.

Ce redressement signifie pour les Africains que de nouvelles opportunités sont envisageables, mais l’incroyable chute des cours des matières premières de l’an dernier, conséquence de la récession mondiale, laisse deviner la fragilité de cette transformation. Il n’apparaît pas non plus que le moindre virage politique ait été pris. Les années de croissance ont vu le déchaînement d’une guerre épouvantable en République Démocratique du Congo, qui a fait plus de 5 millions de victimes, d’un autre conflit, plus circonscrit mais tout aussi dévastateur, dans le nord de l’Ouganda, ainsi qu’une catastrophe humanitaire au Darfour et la continuelle tragédie du Zimbabwe de Robert Mugabe.

En Occident, les causes des échecs du développement africain et leurs remèdes ont surtout fait l’objet de débats entre hommes blancs, comme Jeffrey Sachs et William Easterly, respectivement défenseur et ennemi de l’aide extérieure massive. Sachs s’est assuré le soutien de célébrités comme Bob Geldorf, Bono et Angelina Jolie. Il est donc rafraîchissant de disposer d’une analyse nouvelle par deux femmes africaines, la Kenyane Wangari Maathai et la Zambienne Dambisa Moyo.

Elles ne sont pas du tout faites du même bois. Maathai, députée qui a perdu son siège lors des élections parlementaires de 2007, a reçu le prix Nobel de la Paix en 2004 pour son opposition au régime de l’ancien président kenyan Daniel Arap Moi, et pour son militantisme écologique dans le cadre de la fondation du mouvement populaire Greenbelt Movement. Son courage n’est plus à démontrer: d’origine kikuyu elle-même, elle n’a pas hésité à demander un recompte des voix quand un autre Kikuyu, Mwai Kibaki, a tenté d’usurper les élections présidentielles de 2007 et a déclenché une escalade mortelle des violences ethniques. Moyo, quant à elle, a quitté la Zambie pour fréquenter l’université aux États-Unis, et après avoir été diplômée d’Oxford et d’Harvard, est partie travailler à la Banque mondiale et chez Goldman Sachs.

À l’instar de leurs personnalités, leurs livres semblent assez éloignés l’un de l’autre. Dans The Challenge for Africa, Maathai propose une série de conclusions diffuses. Elle avance qu’il n’existe pas de compatibilité naturelle entre croissance économique et protection environnementale, et que les gouvernements africains doivent poursuivre les deux. Elle reproche au colonialisme occidental d’avoir dévalué l’identité et la culture africaines, mais reproche aussi aux Africains leur attachement sanglant à des «micro-nations» fracturées. Elle critique la dépendance à l’aide humanitaire et n’élève pourtant pas d’objection virulente au programme Sachs-Bono visant à renforcer l’aide au développement par l’Occident. Elle pense que le changement devra naître de l’activisme populaire et que les Africains doivent suivre leurs propres traditions.

Le livre de Moyo, Dead Aid, transmet quant à lui un message très simple: l’aide extérieure au développement est à la source du sous-développement de l’Afrique et doit être stoppée rapidement et totalement si le continent veut progresser. Dambisa Moyo est en faveur du développement du secteur privé, même s’il vient de Chine, et fulmine contre le protectionnisme agricole du Nord qui empêche le commerce de devenir un moteur de croissance. De toute évidence, son ouvrage va interpeller un public radicalement différent de celui qui a attribué le prix Nobel de la Paix à Maathai. Maathai et Moyo semblent prendre le chemin d’une confrontation polarisée de style Sachs-Easterly sur les approches du développement.

Mais la vérité est que ces livres ont davantage en commun que ce que leurs auteurs veulent bien admettre. Les deux femmes considèrent que le problème fondamental de l’Afrique sub-saharienne n’est pas celui des ressources, humaines ou naturelles, ni un problème de géographie, mais plutôt de mauvaise gouvernance. Beaucoup trop de régimes africains sont devenus des machines à népotisme dans lesquelles le pouvoir politique est recherché par des «hommes forts« dans le seul but de s’enrichir -richesses qui sont ensuite canalisées vers le réseau de partisans qui ont aidé un leader particulier à monter au pouvoir, ou vers le proverbial compte en Suisse. Le concept de bien public est inexistant; la politique est devenue une lutte à somme nulle, visant à s’approprier l’État et tout ce qu’il peut permettre de contrôler.

Tous les autres problèmes de la région dérivent de cette dynamique destructrice. Les ressources naturelles, qu’il s’agisse de diamants, de pétrole ou de bois, se sont rapidement changées en malédiction en faisant monter les enjeux de la lutte politique. L’ethnicité et la tribu, les constructions sociales d’origine historique parfois douteuse, ont été exploitées par des leaders politiques dans leurs quêtes de pouvoir. L’avènement de la démocratie n’a pas changé les objectifs de la politique mais simplement modifié la méthode de lutte. C’est la seule explication à un phénomène comme celui du Nigeria, pays qui a touché quelque 300 milliards de dollars grâce au pétrole sur une génération, tout en voyant son revenu par habitant décliner sur la même période.

La question est la suivante si de mauvaises politiques sont au cœur du problème de développement de l’Afrique, comment la situation en est-elle arrivée là, et comment la région peut-elle évoluer dans une autre direction ? Ici, les deux auteurs ont naturellement des opinions radicalement différentes. Dambisa Moyo étaye de preuves sa longue mise en accusation de l’aide étrangère comme source de mauvaise gouvernance.

Elle souligne que pendant la Guerre froide, l’aide était octroyée sans distinction à des dirigeants comme Mobutu Sese Seko du Zaïre, qui envoya sa fille à un mariage à bord du Concorde au moment où les donateurs occidentaux acceptaient de rééchelonner les échéances d’un prêt. Sans la disponibilité continue des prêts concessionnels, explique-t-elle, les pays africains seraient obligés de se reprendre en main et de satisfaire aux standards de gouvernance internationaux afin de pouvoir accéder aux marchés obligataires mondiaux.

Ce point de vue est tout à fait défendable. Dans le passé, l’aide étrangère a tout simplement alimenté la machine du népotisme et contribué à maintenir au pouvoir des dirigeants corrompus dans des pays comme la Somalie et la Guinée-Équatoriale. Les gouvernements africains, dont beaucoup reçoivent plus de 50% de leurs budgets nationaux de donateurs internationaux, doivent des comptes non à leurs peuples mais à divers niveaux d’étrangers, contradictoires et aux intérêts entremêlés. Même des interventions en apparence salutaires, comme l’aide humanitaire sous forme de nourriture, peuvent réduire la valeur des produits des agriculteurs locaux ou être utilisées comme un moyen de consolider la base ethnique de certains politiciens.

Mais l’argument de Moyo, selon lequel l’Afrique bénéficierait d’une bonne gouvernance sans les flux d’aide, repousse les limites de la crédulité. Les racines du malaise africain remontent bien plus loin qu’au régime d’aide extérieure post-indépendance. Contrairement à l’Asie de l’Est avant sa rencontre avec le colonialisme, plus de la moitié de l’Afrique sub-saharienne n’était pas gouvernée par une structure d’États à l’époque de la ruée européenne qui a débuté dans les années 1870. Les Européens ont mis en place des institutions coloniales au rabais, cherchant à gouverner de grandes portions de territoires à l’aide de squelettes d’administrations.

L’homme fort de la politique africaine contemporaine est, sous de nombreux aspects, une création coloniale, car les Européens ont voulu diriger indirectement en donnant le pouvoir à une série de dictateurs locaux chargés de mettre leurs programmes à exécution. Enfin, le colonialisme a imposé un ensemble de frontières irrationnelles aux colonies. Le Sud du Soudan a livré une guerre civile de trente ans au régime de Khartoum simplement parce qu’un administrateur britannique du Caire, mort depuis longtemps, n’avait pas voulu froisser l’Égypte en le donnant à l’Ouganda, où sa place se trouvait plus naturellement.

La condamnation en bloc par Moyo de l’aide étrangère manque aussi de faire une distinction entre, disons, l’aide militaire apportée au Zaïre pendant la Guerre froide, et les traitements anti-rétroviraux dispensés par le Fonds Mondial ou PEPFARS (le President’s Emergency Plan for AIDS Relief, programme de lutte contre le sida, lancé par l’administration Bush), qu’elle n’évoque presque jamais dans son ouvrage.

Le fait est que le secteur de l’aide a tiré quelques enseignements, particulièrement depuis la fin de la Guerre froide. Les dictateurs reçoivent moins de chèques en blanc, et davantage de secours sont attribués à des domaines comme la santé publique, avec des résultats mesurables. Si, comme elle le suggère, l’aide devait s’arrêter, un grand nombre d’Africains mourraient prématurément. D’autres programmes, comme le Millennium Challenge Account, créé en 2004 par l’administration Bush, visent une meilleure gouvernance et la lutte contre la corruption. Ils peuvent ne pas suffire à amender la politique africaine, mais on ne peut guère leur reprocher de contribuer au problème de fond.

Si mettre un terme à l’aide extérieure ne guérit pas l’Afrique, le Challenge for Africa de Maathai présente-t-il une meilleure alternative? Un activisme populaire peut stimuler les solutions locales et mettre la pression sur les gouvernements pour qu’ils obtiennent de meilleurs résultats. Mais la société civile est en définitive un complément d’institutions fortes, et non un substitut.

Vers la fin de son livre, Maathai souligne la nécessité d’un leadership visionnaire et d’une construction de la nation qui viendrait de son centre, comme l’avait fait Julius Nyerere en tissant ensemble les multiples groupes ethniques et linguistiques de Tanzanie par l’utilisation du kiswahili comme langue nationale. Mais les projets historiques de construction des nations ont souvent nécessité des remèdes plus forts qu’elle ou que la plupart des autres Africains contemporains ne sont prêts à envisager, notamment des modifications de frontières et l’incorporation parfois forcée de «micro-nations» dans des ensembles plus vastes.

Si aucun de ces livres ne fournit de solution entièrement satisfaisante, les deux se concentrent sur le vrai nœud du problème: le niveau de développement politique de l’Afrique sub-saharienne. Dans ce domaine, les solutions devront provenir de l’intérieur même de la région. Le fait que la discussion passe de ce que le monde extérieur doit à l’Afrique à ce que les Africains se doivent à eux-mêmes est un premier pas en avant.

Francis Fukuyama
Traduit de l’anglais par Bérengère Viennot