27/10/09 (B522) Afrik.com « Passages des larmes » : un roman au réalisme saisissant. Un livre de l’écrivain djiboutien Abdourahman A. Waberi

Dans un monde où les folies humaines sont légions, aussi bien individuellement que collectivement, l’équilibre et l’harmonie intérieurs, que procurent les sagesses spirituelles de toutes les traditions, sont les seuls viatiques qui permettent d’accepter avec joie notre mort prochaine, et donc notre vie actuelle. Passages des larmes (Ed. JC Lattes, 2009), d’Abdourahman A. Waberi, se veut un peu l’illustration de cette évidence.

par Christian Eboulé

L’histoire, c’est celle de Djibril. Il est né à Djibouti il y a tout juste vingt-neuf ans, mais, désormais, il vit à Montréal, où il s’est établi, comme ces millions d’Africains qui choisissent l’exil afin de s’ouvrir les voies et les portes du salut matériel sur cette planète, et peut-être celui céleste, que promettent certaines religions. De cette Amérique du Nord qui l’a adoptée, il a appris que « le temps était précieux, qu’il avait la couleur du billet vert, que c’était de l’argent, et que l’argent, c’est ce qui fait tourner le monde ».

Il est donc prêt à tout, ou presque, pour en gagner. Justement, il vient de décrocher une mission très lucrative, auprès d’une agence de renseignement américaine. Il a une semaine pour retourner dans son pays natal, « prendre la température du terrain, [s’assurer] que le pays est sûr, que la situation est stable et que les terroristes sont sous contrôle ».

Depuis que les puissances occidentales ont découvert les bénéfices qu’elles pouvaient tirer de l’externalisation de certaines tâches, elles recourent abondamment à des officines de toutes sortes, sur les différents théâtres d’opération sur lesquels elles sont engagées. Pour sa mission à Djibouti, Djibril est employé par l’Adorno Location Scouting, une société d’intelligence économique, basée à Denver, dans le Colorado. Il est vrai qu’à l’instar de la Somalie voisine, ce petit pays de la corne de l’Afrique est devenu un enjeu géostratégique important, dans ce Golfe d’Aden indispensable au trafic maritime mondial, et surtout, à l’acheminement du pétrole.

La corne de l’Afrique, lieu de toutes les tensions

Peu après son arrivée à Djibouti, Djib, comme on l’appelle depuis son plus bas âge, a pris la direction du Golfe de Tadjourah. Un golfe situé dans l’océan indien, à l’extrémité ouest du golfe d’Aden. Tadjourah et Djibouti, capitale du pays éponyme, sont deux des grandes villes, qui se trouvent sur les rives du golfe de Tadjourah.

Une région rocailleuse, au relief inhospitalier et fascinant, mais dont l’intérêt préhistorique est encore plus grand. C’est aussi le lieu « de tous les trafics maritimes ». Idéal donc pour la mission de Djib. Lui qui considère que, « les Etats sont aujourd’hui en perte de vitesse, en voie de dénationalisation dans le grand tableau de la globalisation ». A priori, il n’éprouve donc aucun état d’âme à être « formé pour désorganiser ces Etats, les affaiblir davantage au profit des multinationales et de leurs actionnaires ». D’autant que malgré le danger, cette mission est pour lui l’occasion de gagner beaucoup d’argent.

Il faut dire que les enjeux sont importants, notamment pour les grandes puissances occidentales. Plus d’un quart du trafic mondial de pétrole transite par le golfe d’Aden. Or, dès la fin des années 1990, le terrorisme, qui culminera avec les attentats du 11 septembre 2001, s’était créé un foyer très actif au Yémen.

A l’époque, les Américains considéraient d’ailleurs ce pays, comme une base de repli du réseau Al-Quaida. L’on se souvient notamment des explosions, en 1998, dans les ambassades américaines de Naïrobi, au Kenya, et Dar es-Salaam, en Tanzanie, de l’attaque meurtrière en 2000, contre le destroyer USS-Cole, dans la rade d’Aden, de celle contre le « Limburg », un pétrolier battant pavillon français, deux ans plus tard, toujours dans la rade d’Aden, ou encore, la même année, de l’attaque contre les intérêts israéliens à Mombassa.

Tous ces événements ont poussé les Américains à revenir dans la Corne de l’Afrique, malgré le souvenir, encore très vivace, du fiasco de l’opération « Restore Hope », en Somalie. A l’été 2002, ils ont donc installé une base militaire permanente dans la capitale djiboutienne, près de l’aéroport d’Ambouli, mettant ainsi fin à des décennies d’un tête à tête exclusif, entre la France et Djibouti.

Au yeux des Américains, la nécessité stratégique de leur présence dans la région, était renforcée par l’instabilité chronique des pays alentour : le Soudan qui était alors en proie à l’islamisme et à des luttes internes, l’Ethiopie et l’Erythrée qui n’avaient de cesse de se faire la guerre, la Somalie qui n’en finissait pas de se désintégrer… Mais au-delà de cet état de fait, l’administration du président George W. Bush, qui était alors au pouvoir, ne se contentait pas de « jouer » les gendarmes du monde. Campée sur une idéologie néo-conservatrice et messianique, elle affichait une arrogance et un mépris qui confinaient à la folie.

Le retour du refoulé

C’est donc dans un contexte politique complexe et dangereux, que se situe la mission de notre héros, Djib. Mais voilà, il a beau vivre à Montréal, il n’en reste pas moins Djiboutien. Son retour au pays natal, va se transformer, progressivement, en un retour du refoulé : des souvenirs surgis du fond de l’enfance viennent le hanter. Mieux, un moi dont il ignorait l’existence et donc la signification, remonte à la surface.

« Un moi trop petit pour mon corps d’adulte, certes, mais un moi parfaitement reconnaissable » avoue-il, sans fausse pudeur. Sans l’avoir vraiment voulu, Djibril retrouve au fond de lui, une voix d’enfant, qui permet aux souvenirs familiaux de ses années au pays, de lui revenir en mémoire. L’occasion pour lui de se rappeler de la nature profondément spirituelle de son grand-père, qui affichait le plus grand scepticisme, face au christianisme.

Pour ce grand-père, « l’esprit sera toujours vivant ; Son autre nom est la poussière d’où nous venons et où nous repartirons […] Il ne s’agit pas de posséder la terre mais de l’honorer, de l’habiter convenablement, de la chanter en s’adonnant aux tâches quotidiennes […] ». Des propos d’une sagesse inouïe, vieille comme le monde, et qui confirme l’idée que, sur un plan individuel et collectif, la volonté de puissance, de domination…, qui se manifeste notamment à travers l’appropriation et l’accumulation infinie des biens matériels, est une illusion, qui renforce l’inconscience des Hommes.

D’ailleurs, pour ce qui concerne Djibril, l’exil a été l’occasion d’une véritable renaissance. Car, il porte une blessure originelle : le sentiment de ne pas avoir reçu pendant son enfance, toute l’affection, tout l’amour de sa mère. Et c’est en arrivant à Montréal, qu’il a entrepris l’introspection, qui l’a amené, petit à petit, à vivre un peu moins mal avec lui-même.

Dorénavant, il a conscience que c’est seulement à ce prix, qu’il peut cheminer dans la vie, et mieux vivre l’altérité. Et si sa conscience s’est éveillée, ses connaissances se sont aussi considérablement accrues. A Montréal, il est devenu docteur en sciences de l’information, autant dire « un intellectuel ». Ce qui lui permet notamment, de mieux connaître l’histoire du continent, et les grands enjeux qui l’animent. Il est par exemple convaincu que « nos sociétés ont été déviées de leurs rails pour servir les intérêts politiques, économiques et spirituels émanant d’autres groupes ».

C’est donc avec beaucoup de sincérité, qu’il déplore la misère noire dans laquelle croupit la majorité des populations du continent. Ne méritent-elles pas mieux ? s’interroge-t-il. Mais on pourrait lui retourner l’interrogation : n’est-ce pas pour le mois schizophrène de souhaiter un meilleur sort aux Africains, tout en gagnant sa vie, grâce à la déstabilisation de leurs Etats, ou de ce qui en tient lieu ?

Cette schizophrénie, qui peut parfois se transformer en véritable folie, est une réalité individuelle et collective. C’est elle qui est bien souvent à l’origine des guerres et autres catastrophes auxquelles l’humanité est périodiquement confrontée. Djibril le sait, il en est convaincu, il est un tout petit pion, téléguidé par des groupes sans visages, dont les multinationales sont le symbole le plus visible. Mais pour lui, les guerres que mènent ces groupes, sont tout aussi nuisibles et absurdes que le prétendu Djihad, des extrémistes musulmans.

Selon lui, ces derniers n’ont qu’un but : « […] découper le cœur de ce monde corrompu, ruiner ses fondements, les jeter aux flammes et hâter l’avènement d’un monde plus sain, plus sobre, tout entier soumis au Livre suprême ». Le monde est décidément bien complexe. Et nous sommes bien loin du seul cadre de l’enquête de Djibril, qui paradoxalement porte le nom d’un ange gardien, alors qu’il travaille à la déstabilisation de son pays natal. D’ailleurs, au fond, tout ceci le dépasse un peu. Et il préfère sans doute les rêveries que lui inspirent les écrits de Walter Benjamin, ou les meilleures chansons de John Coltrane, John Lennon et Abdullah Ibrahim.