10/04/10 (B546) Le Figaro : RÉVÉLATIONS SUR AL-QAIDA

«J’étais garde du corps de Ben Laden»

PAR GEORGES MALBRUNOT

Nasser al-Bahri a passé trois ans au plus près du chef d’al-Qaida. Il a effectué pour lui de nombreuses missions secrètes ou privées et garde un souvenir précis du 11 septembre 2001. Aujourd’hui repenti, il s’est confié à Georges Malbrunot dans un livre qui est un extraordinaire témoignage sur l’intérieur de l’organisation terroriste.

Juste avant le coucher du soleil, Ayman al-Zawahiri descend au jardin pour lire les versets coraniques de la prière du soir. Oussama Ben Laden reste seul dans le bureau, au premier étage de la maison secrète que la direction d’al-Qaida occupe à Kaboul, en cette fin août 1998, après les attentats de Nairobi et Dar es Salam. Quand Ben Laden me voit à la porte, il sourit:

– Abou Jandal, viens! Je veux te confier un secret.

Je m’approche et il sort un pistolet de sa tunique traditionnelle. J’espère que Dieu ne le voudra jamais, mais si un jour l’ennemi nous assiège, et si nous sommes sûrs d’être arrêtés, je préfère recevoir deux balles dans la tête plutôt que d’être fait prisonnier. Je veux mourir en martyr, mais surtout pas finir en prison».

Pendant trois ans, entre 1997 et 2000, Nasser al-Bahri, alias Abou Jandal, aura la redoutable mission d’éviter à Oussama Ben Laden l’humiliation d’être capturé vivant par les troupes américaines. Il était le seul des gardes du corps du chef d’al-Qaida à avoir ce privilège. Mais Abou Jandal n’était pas qu’un simple centurion. Ben Laden lui confia également des missions à l’étranger, qu’il relate dans son livre *.

Son récit circonstancié est le premier témoignage de l’intérieur d’une organisation terroriste, alors en plein essor. Chaque jour ou presque, il côtoie Ben Laden, Zawahiri, Abou Hafs al-Masri, le chef des opérations militaires d’al-Qaida, ou Saïf al-Adel, l’homme en charge de la sécurité autour de l’ennemi public numéro un. Il partage le quotidien des enfants du cheikh ; et au siège d’al-Qaida à Kandahar, sa femme est assistée dans son accouchement par les épouses de Ben Laden.

Nasser al-Bahri, ce sont peut-être ses anciens ennemis américains qui en dressent le portrait le plus flatteur : l’homme est intelligent, sociable, mais surtout «il est plus important que n’importe lequel des prisonniers que nous avons transférés à Guantanamo (car) il avait un accès direct à Ben Laden», affirme Michael Scheuer, l’ancien responsable d’Alec, l’unité de la CIA chargée de traquer l’homme le plus recherché au monde. «Il nous a livré une mine de renseignements de haute importance», renchérit Ali Soufan, l’agent du FBI qui l’interrogea pendant plusieurs semaines, juste après les attentats du 11 Septembre aux Etats-Unis. Sans le vouloir, c’est lui qui établira le lien entre Ben Laden et les membres du commando, qu’il avait croisés un an plus tôt en train de jouer à la PlayStation dans une maison d’hôtes d’al-Qaida à Karachi…

En cette fin 2001, Abou Jandal croupit dans une prison yéménite à Sanaa. Il s’est brouillé avec Ben Laden. Ce dernier lui reproche son manque de discrétion, à son retour d’une mission secrète en Somalie, où il est allé examiner les conditions d’un transfert d’al-Qaida. Vexé, le garde du corps rentre au Yémen, où il se fait arrêter quelques mois plus tard, alors que la police écume le pays à la recherche des auteurs de l’attentat contre le navire américain USS Cole dans le port d’Aden. En prison, Abou Jandal amorce sa repentance.

Je l’ai rencontré pour la première fois en mai 2009 à l’occasion d’un reportage au Yémen pour Le Figaro, qui publia alors le portrait de cet «ami infidèle de Ben Laden». Sa mémoire était fraîche. Il assurait avoir changé d’idées et de comportement. Au terme de soixante-quinze heures d’entretiens, conduits au cours du second semestre 2009, mon scepticisme initial s’était largement dissipé : «Je ne referais pas la même vie», dit-il. Aujourd’hui, il déconseille aux jeunes d’aller participer au djihad en Irak ou en Afghanistan. Il a tourné la page et tente, non sans difficultés, de se lancer enfin dans la vraie vie.

La peau mate, le visage rond, Abou Jandal garde le faciès somalien de ses aïeuls maternels. Il est né à Djedda en Arabie saoudite (comme Ben Laden) en 1972 de parents yéménites, qui avaient fui l’occupation britannique de leur pays. Il grandit parmi la classe moyenne, son père travaille comme mécanicien, et sa mère veille sur leur famille nombreuse. Mais rapidement, Nasser entre en conflit avec ce père, nationaliste arabe plus qu’islamiste.

Dans les années 80, le djihad afghan est une cause nationale en Arabie. Nasser brûle d’aller livrer bataille «contre les ennemis qui occupent la terre musulmane», mais il est trop jeune.

Finalement, son premier djihad a pour théâtre la Bosnie. Mais il arrive juste avant les accords de Dayton, qui mettent un terme aux hostilités. Direction la Somalie, où Abou Jandal découvre «le djihad de l’argent», et des islamistes qui ne pensent qu’à le rançonner. Bref retour au Yémen, avant de mettre le cap sur le Tadjikistan. Mais là encore, l’aspirant djihadiste arrive trop tard, les armes se sont tues. Sur le chemin du retour, ses pas vont croiser ceux de Ben Laden à Djalalabad, en Afghanistan.

Commence alors sa deuxième vie. Il accepte de rejoindre la caravane de la guerre sainte, mais sans prêter serment au chef d’al-Qaida, qui va rapidement repérer ses qualités. Il devient son garde du corps, un mois avant les opérations terroristes de Nairobi et Dar es Salam.

«C’est étrange de le voir quitter le camp trois heures avant les attentats au volant de sa voiture avec sa famille», raconte Abou Jandal, qui est nommé émir du siège déserté d’al-Qaida. Mais il est troublé par le nombre important de victimes civiles. «Et les Américains qui imposent un embargo sur l’Irak, combien ont-ils fait de morts innocents? » lui répond Ben Laden. «D’accord, cheikh, mais devons-nous nous comparer à nos ennemis?» ose rétorquer Abou Jandal, qui ravalera finalement ses critiques.

Al-Qaida se retrouve sans le sou. Les djihadistes crient famine auprès de Ben Laden. Et à ses enfants qui se plaignent, le chef d’al-Qaida répond : «Mais mes fils, les millions dont vous entendez parler ne m’appartiennent pas, c’est l’argent de l’islam.»

Ben Laden continue de se tenir informé. Chaque jeudi, il reçoit du Pakistan une revue de presse électronique, que plusieurs djihadistes traduisent en anglais, français et allemand. Pour sécuriser ses communications, le cheikh utilise un système radio de transmission de la marque japonaise Yaesu fonctionnant à l’énergie solaire. Les messages sont chiffrés sur un ordinateur de poche de marque Casio FX-795P.

Traqué, Ben Laden garde toujours auprès de lui son pistolet-mitrailleur AKS-74U de calibre 5,45 mm. Des armes, al-Qaida n’en manque pas ; Abou Jandal en dresse un inventaire très détaillé. Du fusil d’assaut au lance-grenade en passant par les radars, les missiles sol-air, jusqu’aux armes antichars, dont les missiles français Milan que Paris avait secrètement livrés aux hommes du commandant Massoud et qu’al-Qaida parvint à leur ravir.

Avec ses multiples comités, al-Qaida est alors une organisation solidement structurée. Le plus secret de ses conclaves est le comité des opérations spéciales, où se décident les attentats, toujours avec l’aval d’Oussama Ben Laden. Mais ce dernier peut aussi refuser d’endosser certaines opérations. Ce sera le cas en 1999 contre une tour de Dubaï, et contre des ambassades occidentales à Sanaa, au Yémen, dont l’ambassade de France, nous révèle Abou Jandal.

Au fil des pages, se dessine le portrait d’un chef sans grand charisme, mais à la légitimité incontestée, très accessible pour son entourage, mais qui fait tout, en revanche, pour masquer les divisions internes d’al-Qaida.

Le garde du corps nous emmène dans l’univers familial des Ben Laden. Des neuf garçons présents autour de lui à Kandahar, seuls Saad et Mohammed disposent d’attributions au sein de l’organisation. Quant à ses trois premières épouses, elles verront d’un très mauvais œil l’arrivée de la dernière, Asma, une jeune Yéménite de 17 ans qu’Abou Jandal est allé chercher sur ordre de Ben Laden. «On m’avait dit qu’elle avait 30 ans!», répondra le chef d’al-Qaida, quand ses enfants lui feront remarquer que leur belle-mère est plus jeune qu’eux. Peu importe l’âge, Ben Laden recherchait d’abord l’allégeance de sa tribu.

Nasser al-Bahri n’a pas de sang sur les mains. Il n’était pas associé aux décisions de frapper telle ou telle cible. S’il ignorait tout des attentats du 11 Septembre, il fut tout de même intrigué par certaines remarques sibyllines de Ben Laden, qui évoquait à partir de 1999 «un événement qui va tous nous dépasser». Abou Jandal nous raconte comment Ben Laden a vécu ces moments qui ont changé la face du monde.

Mi-août 2001, le chef d’al-Qaida décrète l’état d’urgence au siège de l’organisation. Le 11 Septembre, il se met à l’abri dans une maison secrète à Kandahar, puis demande à Hassan al-Bahloul, son chargé des médias, de lui installer une connexion satellite :

«C’est très important que nous puissions voir les informations aujourd’hui», lui affirme Oussama Ben Laden, dont la trace se perdra quelques semaines plus tard.

Est-il encore vivant ? «Sa mort, même si elle n’était pas annoncée immédiatement pour des raisons internes, finirait par se savoir parmi les réseaux djihadistes et sur internet», estime Nasser al-Bahri.

Pour lui, Ben Laden bénéficie de la protection des tribus au Waziristan. «Leur allégeance est plus religieuse que tribale, c’est un atout pour Ben Laden, qui leur a construit des routes et des maisons il y a plus de vingt ans.» —

* Dans l’ombre de Ben Laden. Révélations de son garde du corps repenti, de Nasser al-Bahri, avec la collaboration de Georges Malbrunot. Editions Michel Lafon, 280p., 18,50€. En librairie le 15 avril.