10/08/2011 (B616) Famine instrumentalisée ? Cet article, signé par Abdourahman Waberi (publié sur SlateAfrique), nous est recommandé par une lectrice.

Commode, la famine!

La famine qui touche actuellement la Corne africaine était prévisible; elle arrange même les élites locales ainsi que les gouvernements, qui y trouvent un moyen d’aliéner davantage les populations.

Et ça recommence. J’ai toujours redouté le retour du cycle de la faim dans ma région d’origine, la Corne de l’Afrique. Cette partie du monde est, à tort ou à raison, synonyme de guerres civiles, de famine et de chaos pour le reste du monde. Ça recommence de plus belle.

Nulle envie de revoir les mêmes images d’enfants squelettiques, d’adultes moribonds, de mères accablées, d’essaims de mouches, de cohortes d’humanitaires blancs.

J’ai vite éteint la télévision pour préserver un petit carré blanc, fait d’ombre et de silence, une sorte de petit jardin japonais dans l’arrière-pays de mon cerveau. Un coin où me retirer quand le grand soulèvement émotionnel, spongieux et bitumeux, va tout emporter sur son passage.

Depuis le 25 juillet 2011, je sursaute chaque fois que j’entends les mots «crise alimentaire», «famine», «Somalie» ou «Dadaab» (au Kenya, le plus grand camp de réfugiés au monde). Submergé par ces chiffres anesthésiant toute distance, tout effort rationnel, je reste bête.

Et ça s’emballe. 10, non, 11, non, 12 millions de personnes sont en danger de mort en Somalie, en Ethiopie, à Djibouti, au Kenya, au Soudan et en Ouganda.

Certains sont déjà morts en Somalie et en Ethiopie, Les dépêches tombent sur mon écran, les unes plus alarmantes que les autres. Les réseaux sociaux (Facebook, Twitter en tête) brassent et brassent encore la même mélasse informe, moitié information, moitié déballage voyeuriste.

Une famine prévisible… et instrumentalisée

Pourtant, la sécheresse et la pénurie de denrées étaient prévisibles. Dès l’automne 2010, les Nations unies et diverses ONG avaient tiré la sonnette d’alarme. En vain. Les élites locales ne sont, contrairement à ce penserait que le commun des mortels, ni éprouvées ni désarmées.

Comme le vautour, elles attendaient la sécheresse. Elles désiraient secrètement le spectre de la mort. Le contraire leur paraîtrait choquant, impensable. Imaginez un instant des paysans et des pasteurs indépendants, vivant tranquillement de leurs récoltes ou de leur bétail. Ces derniers deviendraient vite fiers, têtus et sourds aux diktats venant des capitales. Une hérésie.

La famine est l’un des plus puissants instruments d’aliénation qui permet aux élites sociales et politiques d’accumuler toujours plus de pouvoir. De plus, cette famine arrange également les gouvernements des grandes puissances qui, loin de tenir les promesses d’hier, vont se donner bientôt le rôle de sauveurs. Enfin, les industries agro-alimentaires ne sont pas mécontentes d’écouler leurs stocks cédés, dans l’urgence, à bon prix.

Le spectre de la disette

Enfant, j’ai grandi avec le spectre de la disette. La famine sévissait à quelques dizaines de kilomètres de Djibouti, de la ville qui m’a vu naître. Dans le quartier modeste où j’ai grandi, il n’était pas rare d’entendre les mères gronder nos plus jeunes frères et sœurs qui ne finissaient pas leur repas:

«Finis ton assiette sinon tu vas ressembler aux petits enfants karamoja!»

Ce nom m’effrayait. Rien ne m’avait pas préparé à le rencontrer un jour autrement que comme une menace. Et ce n’est que deux décennies plus tard que j’ai compris ce que ce mot mystérieux, tout droit sorti d’un traité d’anthropologie, pouvait recouvrir.

Les Karamoja habitent dans la région éponyme située dans le nord et l’est de l’Ouganda. Cette région semi-aride où l’on pratique l’économie agro-pastorale se trouve en butte à une insécurité alimentaire chronique, provoquée tant par la nature (faible pluviométrie, déforestation) que la main de l’homme.

Dans tout l’orient africain, la grande famine de 1979-1980 qui décima le peuple karamoja est incrustée dans les mémoires. Un quart de la population et près de 60% des nourrissons disparurent en quelques semaines.

Je compris un peu plus tard l’effroi qui parcourait l’échine de nos mères à l’automne de l’année 1979.

Dix ans plus tôt, les mêmes tentaient de tenir à distance la grande faucheuse, qui emportait les hommes dans la région orientale du Nigeria appelée alors le Biafra. Les famines se succédaient tous les cinq ou six ans, c’est tout. Après le Karamoja, les enfants mouraient en masse en Ogaden, dans le Wollo et ailleurs en Ethiopie.

Nous sommes en 1984.

Les miséreux tombent en masse. Le mouvement caritatif mondial vient de naître. Et dans son sillage le charity business avec d’un côté ses French doctors riches de leur expérience biafraise, et, de l’autre, ses global rock stars (Bob Geldof hier, Bono, Madonna et tutti quanti aujourd’hui), souvent millionnaires et anglo-saxons. Entre ces deux blocs, la division du travail est respectée. Tiraillés entre les deux pôles, les victimes et le personnel local ne font pas le poids.

Pour ne pas assombrir davantage le tableau, je quête une bonne nouvelle dans le ciel bas de la Corne de l’Afrique. Et voilà qu’un ami installé à Ottawa, au Canada, attire mon attention sur une petite initiative dérisoire, mais ô combien sympathique. Je ne fais pas la fine bouche. La plus infime éclaircie est bonne à prendre. Elle rejoindra le petit carré blanc, fait d’ombre et de silence, évoqué plus haut.

J’apprends que sept jeunes Canadiens d’origine somalienne lancent un appel original sur la blogosphère, Step UP for Somalia, afin de recueillir des donations pour venir en aide aux victimes de la sécheresse.

Ils vont couvrir à pied la distance de Calgary, leur ville d’origine, à Edmonton. Soit 303 kilomètres pendant 4 jours, du 5 au 9 août 2011, ou encore 62 heures de course. Ils espèrent attirer ainsi l’attention de la jeunesse canadienne sur la catastrophe et glaner 10.000 dollars canadiens (13.700 euros) pour le compte de l’ONG Oxfam Canada.

C’est certes une goutte d’eau dans l’océan, mais l’idée de ces très jeunes marcheurs, dynamiques et souriants, est un petit rai de lumière en ces temps de détresse et de disette.

Abdourahman Waberi