Le Monde : rivalités entre militaires chinois et américains. Opérations secrètes. Djibouti : un nid d’espion ??? (Par Jacques Follorou) (A lire absolument)

Djibouti, territoire sous influences

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« Le Monde » consacre une série d’articles à des métropoles où se joue le grand jeu de l’espionnage international. Aujourd’hui, Djibouti, au cœur de diverses opérations secrètes)

Par Jacques Follorou (Djibouti, envoyé spécial)

D’un coup, la tension est montée. Les services secrets américains savaient où et quand les armes étaient arrivées à Djibouti ; ils avaient vu le cargo chinois accoster dans l’un des ports de la ville, puis repéré les conteneurs suspects et même filmé, une nuit de 2015, les camions sur lesquels ils avaient été transbordés jusqu’à leur lieu de stockage. Mais tant que cette cargaison resterait sur le territoire djiboutien, ils ne pouvaient rien faire. A ce stade, ce business n’avait rien d’illégal, et Djibouti n’aurait jamais accepté qu’une puissance étrangère intervienne sur son sol. Il restait donc à patienter, et à savoir quand ces armes chinoises et leurs munitions partiraient vers leur destination finale, le Yémen en guerre.

Et puis, un soir, tout s’est accéléré… Convoyées jusqu’à un quai discret d’un autre port de Djibouti, les armes ont été chargées de nuit sur un boutre, un de ces navires en bois, rustiques mais fiables, habitués à voguer sur l’océan Indien. Pour les membres de l’équipage, pareil voyage n’était pas sans risque, mais ils savaient que si les acheteurs, au Yémen, ne venaient pas à leur rencontre, ils pourraient revenir à Djibouti sans encombre. Seul le détroit de Bab-el-Mandeb – la « porte des Lamentations » en Français – sépare les deux pays. Dans sa partie la plus étroite, celle où le trafic est le plus intense, il ne fait guère que vingt-cinq kilomètres de large.
Mines sous la coque du bateau

Parvenu dans les eaux internationales, le boutre tâche d’éviter les supertankers ou autres cargos qui empruntent le golfe d’Aden pour entrer dans la mer Rouge par le détroit. A bord, les marins sont loin d’imaginer que des nageurs de combat américains s’activent sous la coque en mouvement. Ils y collent des mines avant de retourner vers le sous-marin qui les attend plus loin. L’explosion ne laisse aucune chance aux occupants. Ils coulent tous avec leur cargaison. Les Américains ont tout de même le temps de prendre une photo qu’ils montreront aux Français après l’opération. Le cliché en question atterrira bientôt sur le bureau du ministre français de la défense, Jean-Yves Le Drian.

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DJIBOUTI SERT À LA FOIS DE BASE ANTITERRORISTE CONTRE AL-QAIDA ET SES FRANCHISES AU YÉMEN OU EN SOMALIE, ET DE CENTRE NÉVRALGIQUE DE LA LUTTE CONTRE LA PIRATERIE MARITIME

C’est ainsi : la France a beau conserver une influence particulière dans ce pays désertique de 800 000 habitants, le dernier de son ex-empire colonial à avoir acquis son indépendance en 1977, elle n’est plus seule à considérer qu’il est au cœur d’enjeux stratégiques de premier ordre. Djibouti sert à la fois de base antiterroriste contre Al-Qaida et ses franchises au Yémen ou en Somalie, et de centre névralgique de la lutte contre la piraterie maritime, avec la présence d’une force navale internationale. Les Américains y ont débarqué fin 2001, après les attentats de New York et de Washington. Depuis, les Japonais, les Italiens et enfin les Chinois, en 2017, y ont également construit leurs camps. Des militaires allemands et espagnols logent, eux, à l’année dans deux grands hôtels, où, le soir venu, on peut les voir barboter dans la piscine non loin de Chinoises qui font mine de les ignorer.

En arrivant dans ce pays écrasé par la chaleur, on pourrait croire, pourtant, qu’il a été oublié par Dieu, dont les habitants disent qu’il accorde « au moins un don » à chacun. Le paysage porte l’empreinte d’un temps figé : le désert entoure des lacs salés, d’anciennes coulées volcaniques se jettent dans la mer. Djibouti ne dispose d’aucune ressource et s’il assure aujourd’hui la fonction de port de l’Ethiopie, voisin privé d’accès à la mer, plus de 40 % de la population, selon le Fonds monétaire international, est touchée par la pauvreté et 39 % par le chômage. Difficile, dans ces conditions, d’imaginer que se joue ici un singulier théâtre d’ombres…
Opérations clandestines

« La réalité, c’est que tous les espions de la région ont rappliqué à Djibouti, notamment ceux qui étaient à Addis-Abeba, en Ethiopie »
, lâche un officier supérieur français, un brin nostalgique d’une époque où ce territoire était la chasse gardée de Paris. Ainsi, depuis 2014, la France a apporté sa pierre à la lutte contre le trafic d’armes dans la région. D’où cette scène inédite, lors d’un Conseil européen, où François Hollande, sur la fin de son mandat, interroge à haute voix, devant des témoins pétrifiés, l’un de ses conseillers pour connaître l’issue d’une action clandestine visant un boutre en route vers le Yémen. Les initiés feront mine ne pas avoir entendu cette question – bien peu discrète – sur une opération classée « secret défense ».

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« LA RÉALITÉ, C’EST QUE TOUS LES ESPIONS DE LA RÉGION ONT RAPPLIQUÉ À DJIBOUTI, NOTAMMENT CEUX QUI ÉTAIENT À ADDIS-ABEBA, EN ETHIOPIE »

Dans ce type de mission, les méthodes des commandos français varient. Ils peuvent recourir aux mêmes techniques que les Américains, à coups d’explosifs sous la coque, ou prendre d’assaut les boutres, éliminer leurs occupants avant de couler le navire. Combien de fois, sur l’écran des forces navales basées à Djibouti, l’un des points rouges marquant un bateau circulant dans la zone s’est-il éteint subitement ? A Djibouti, ces opérations se préparent à partir du camp militaire qui donne sur la plage d’Arta. D’après l’état-major, les risques d’être découverts sont limités. Qu’est-ce qui différencie une séance d’entraînement d’une action réelle ? Pourtant, au tout début 2017, lors d’exercices de l’armée américaine au même endroit, des personnes assises sur la plage furent aperçues. Elles appartenaient à l’ambassade de Russie et déclarèrent être venues pique-niquer…

Ces opérations clandestines n’ont jamais été évoquées publiquement ; les autorités françaises se refusent à tout commentaire sur ce sujet. La Chine, qui pourrait se sentir visée, ne s’est pas non plus manifestée, même en coulisse. Selon des sources concordantes, elle estimerait que ces attaques contre les boutres ne la concernent pas, puisqu’elle vend ces armes aux contrebandiers et non aux acheteurs au Yémen, finalement privés de leur marchandise.
Face-à-face sino-américain

Si les Chinois sont présents à Djibouti depuis un an, c’est pour une tout autre raison : ils entendent faire de ce pays stable, proche de la route maritime la plus empruntée au monde, un comptoir d’approvisionnement en matière premières et en produits manufacturés pour l’Afrique entière. L’inauguration de leur base militaire, à l’été 2017, a néanmoins bouleversé l’équilibre qui prévalait entre les « colocataires de Djibouti » comme aiment les appeler, avec le sourire, les autorités locales.

++ L’INAUGURATION DE LA BASE MILITAIRE CHINOISE, À L’ÉTÉ 2017, A BOULEVERSÉ L’ÉQUILIBRE QUI PRÉVALAIT ENTRE LES « COLOCATAIRES DE DJIBOUTI »

Cette ville est aujourd’hui le seul endroit où les Etats-Unis et la Chine se côtoient sur un même sol. Leurs bases sont situées à neuf kilomètres l’une de l’autre. L’une des voies d’approche pour l’aéroport passe près de celle des Chinois. Les appareils américains, japonais ou français en profitent pour l’observer à basse altitude. Cette curiosité a fini par provoquer un incident. Fin avril, un avion militaire américain a été visé par un laser bleu qui a ébloui, un instant, les deux pilotes. Selon le Pentagone, un laser de « type militaire » aurait été pointé de l’enclave occupée par les Chinois.

Pareil phénomène avait déjà été observé à deux reprises sur le fuselage d’avions US. Pékin dément. Les Français, prudents, n’ont rien dit, mais l’épisode illustre l’ambiance actuelle à Djibouti, un face-à-face sino-américain qui alterne entre provocations et intimidations, au risque de donner lieu, parfois, à des conflits de cour de récréation. Ainsi, au début de l’automne 2017, une voiture militaire chinoise se gare face à la nouvelle ambassade américaine, dans le quartier résidentiel d’Haramous. Ses occupants font mine de prendre des photos. Furieux, les membres des services de sécurité « US » sortent en courant du bâtiment.

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Méfiance quasi obsessionnelle
La rivalité sino-américaine s’étend au domaine, tout aussi sensible, du transport maritime. Le 6 mars, le général Thomas Waldhauser, commandant des forces américaines pour l’Afrique, véritable proconsul, a haussé le ton pour empêcher les Chinois de reprendre la gestion du principal port à conteneurs de Djibouti après l’éviction de la société émiratie DP World par l’Etat djiboutien. « Les conséquences pourraient être significatives pour l’armée américaine », a lancé le général à la Chambre des représentants. Les troupes américaines dans la région et les ambassades à Djibouti ou à Addis-Abeba dépendent de ce port. Déjà opérateur, depuis mai 2017, du port voisin, le « Doraleh Multipurpose Port », les Chinois auraient eu la main sur tout leur approvisionnement. Un cauchemar pour les Américains. L’hypothèse a finalement été écartée.

Le Japon partage cette méfiance quasi obsessionnelle vis-à-vis des Chinois. « Les Japonais ont été les plus pressants et les plus directs pour qu’on ne leur ouvre pas le pays », confie Ilyas Moussa Dawaleh, ministre de l’économie et des finances, pour lequel l’essentiel est que Djibouti « ne mette pas tous ses œufs dans le même panier ». De forts soupçons existent, depuis, sur le double usage des avions japonais de surveillance maritime. Serviraient-ils aussi à espionner les installations chinoises ? Ces doutes expliquent peut-être la découverte, à l’automne 2017, par les services japonais, de Chinois cachés derrière des buissons près de leur camp. « Les autorités nippones n’ont pas une vision très fine de ce qui se passe ici et elles manquent de relais, constate un diplomate occidental. Elles pensaient que Djibouti, c’était l’Occident, et elles sont hermétiques à la structuration tribale et clanique de la société djiboutienne, pourtant essentielle pour comprendre ce pays. »

Soucieuses de contenir ces frictions, les autorités locales ont fait acte de fermeté. Après l’épisode des lasers, elles ont forcé la main aux ambassadeurs de Chine et des Etats-Unis pour qu’ils viennent, le 11 mai, à une réception mettant en scène leur entente. « Djibouti ne peut pas être une terre de confrontation, s’il y a un problème, cela doit passer par moi, avertit le ministre des affaires étrangères, Mahamoud Ali Youssouf. La ligne rouge, c’est notre souveraineté, si elle n’est pas respectée, les termes des accords bilatéraux peuvent être remis en cause. » Un sentiment partagé par son collègue des finances : « C’est important que nos invités soient sages et polis, (…) il faudra élever, à l’avenir, le niveau de connaissance sur leurs activités sur notre sol, et la France peut être pour nous un allié entre les deux gros éléphants américain et chinois. »