11/03/2019 (Brève 1328) Le Monde : Affaire Borrel : que savaient les services de renseignement français ? (Par David Servenay)

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Affaire Borrel : que savaient les services de renseignement français ?

Par David Servenay
lundi 11 mars 2019
Publié aujourd’hui à  05h32

Lien avec l’article : https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2019/03/11/affaire-borrel-que-savaient-les-services-de-renseignement-francais_5434182_1653578.html?xtmc=djibouti&xtcr=3

L’ouverture complète des archives du renseignement pourrait aider à résoudre le mystère de la mort de ce magistrat français à Djibouti, en 1995. La justice s’active pour l’obtenir, mais l’Elysée renâcle et l’armée se tait.

C’est un mystère vieux de vingt-trois ans, une énigme dans laquelle Cyril Paquaux, le dixième juge chargé du dossier, se heurte à une forme d’omerta. Qui a tué Bernard Borrel, magistrat français en poste à Djibouti, en 1995 ?

Alors que la justice veut connaître la vérité sur cette affaire, l’Etat rechigne à ouvrir vraiment les archives de ses services de renseignement. Pour comprendre à quel point ces documents seraient utiles au juge, il faut commencer par revenir à la scène de crime, le jeudi 19 octobre 1995, à Djibouti…

Ce matin-là, à 7 h 20, deux sous-officiers de la prévôté française – des gendarmes rattachés aux forces françaises à l’étranger – découvrent un 4 x 4 Suzuki bleu sur le parking du Goubet, à 80 kilomètres à l’ouest de la capitale. La porte est ouverte côté conducteur, les clés sur le Neiman, un portefeuille, intact, dans le vide-poches, avec une carte de coopérant au nom de Bernard Borrel. Les gendarmes s’avancent vers la rambarde qui borde le parking.

Un décor grandiose s’offre à eux : une vaste baie de pierres noires et rouges plongeant dans la mer en un long éboulis de rochers déchiquetés. A une quinzaine de mètres en contrebas, ils aperçoivent alors un corps recroquevillé en chien de fusil, à moitié brûlé. L’alerte est donnée. A 9 heures, un hélicoptère de l’armée française décolle de Djibouti pour conduire sur les lieux le colonel Rémi Bordron, attaché de défense, et le commissaire André Minana, du service de coopération de la police, qui identifient la victime. Il s’agit bien de Bernard Borrel, dont l’épouse avait signalé la disparition peu après minuit.

Yeux marron, 1,81 m, ce magistrat de 40 ans a le physique de sa fonction, droit et un peu raide. Depuis avril 1994, il est le conseiller technique du ministre djiboutien de la justice. Sa mission : aider à réformer le code pénal, créer une cour d’appel, abolir la peine de mort et améliorer le système carcéral de la dernière colonie française à avoir obtenu son indépendance, en 1977.

Qualifié d’homme « réservé », ce catholique pratiquant est l’archétype du bon élève : major de sa promotion à l’Ecole nationale de la magistrature en 1980, il a tout de suite choisi le ministère public. Il est procureur à Lisieux (Calvados) lorsqu’il décide de se porter candidat à ce poste détaché à la Coopération. Son épouse, Elisabeth, elle aussi magistrate, le suivra à Djibouti avec leurs deux petits garçons.

++ Le juge était-il seul ?

Avant même la fin des constatations initiales sur le parking, la thèse du suicide est répercutée par toutes les autorités, malgré les incohérences de la scène de crime.

Le médecin militaire chargé du premier examen du corps, Hubert Trillat, s’en fera l’écho en 1998 devant la brigade criminelle : « La découverte du corps m’a été présentée comme étant un suicide, mais pour ma part, j’ai eu des doutes en raison, d’une part, de la personnalité de la victime, d’autre part en raison des fonctions qu’il exerçait, et enfin des lieux choisis pour se tuer, qui m’ont fait penser à une mise en scène de cinéma. »

L’un des deux gendarmes de la prévôté, l’adjudant Jean-Michel Delannoy, a remarqué autre chose : « Il me semble qu’il y avait une plaie sur la tête, et j’ai remarqué la présence de fourmis rouges à cet endroit. » Ce détail essentiel sera confirmé ultérieurement par les expertises médico-légales : Bernard Borrel a effectivement été frappé à la tête. En 2005, cela conduira les juges d’instruction à considérer qu’il a bel et bien été assassiné.

Les enquêteurs sont aussi convaincus que l’information de sa mort avait circulé avant même la découverte du corps. Plusieurs membres de la communauté du renseignement militaire en témoignent dans des auditions que Le Monde a pu consulter dans leur intégralité. Leurs propos attestent que les « services » savaient, dès le début, le suicide impossible… et pourtant, certains ont assuré le contraire. Cette fois encore, il faut revenir dans le temps, à la veille de la mort, et reconstituer le fil des événements.

Mercredi 18 octobre 1995, 17 heures. Après avoir ramené ses fils du catéchisme, Bernard Borrel repart de son domicile et passe rapidement à son bureau. Ensuite, il doit se rendre à une réunion du Rotary Club, prévue à 18 heures dans son agenda, où personne ne le verra.

En réalité, il fait le plein d’essence à la station Mobil Oil de Djibouti ville. A ce moment-là, il n’est plus seul : le pompiste, un ex-policier, note la présence à bord du 4 x 4, côté passager, d’un « homme de race européenne de même âge et de même corpulence », sans pouvoir l’identifier plus précisément.

++ Djibouti, nid d’espions

Un peu plus tard, le 4 x 4 Suzuki bleu est vu à Arta, un bourgsitué dans les montagnes à quarante kilomètres à l’ouest de la capitale. « Le seul élément qui ait été recoupé est le fait que M. Borrel a été vu dans le village près de la boulangerie en fin d’après-midi », déclare le lieutenant-colonel Gérard Jubault aux enquêteurs. A l’époque, cet officier dirigeait le Détachement autonome des transmissions (DAT), les « grandes oreilles » françaises, dont la station d’écoute se trouvait justement à Arta.

Seconde reconstitution, sur la scène du crime, organisée par le juge d’instruction Jean-Baptiste Parlos, en présence d’Elisabeth Borrel et de ses deux avocats, Olivier Morice et Laurent de Caunes, le 27 février 2002, en contrebas du parking du Goubet, à 80 kilomètres à l’ouest de Djibouti. collection particulière
Bernard Borrel est donc aperçu vers 17 h 30-18 heures, puis on perd sa trace jusqu’à la découverte de son cadavre, le lendemain à 7 h 20.
Entre-temps, la nuit a été agitée pour les hommes du renseignement français… A Djibouti, les espions sont alors une vingtaine – pour la plupart des militaires – à scruter les faits et gestes des forces en présence dans la région : clans somalis dont sont issus les caciques du régime, opposants frontaliers éthiopiens ou érythréens, trafiquants d’armes, islamistes…

Dans ce contexte de menaces pour les 5 000 soldats du contingent français stationnés à Djibouti, quatre services se partagent la tâche d’informer au mieux le dispositif militaire. Citons d’abord la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), qui rapporte directement à sa centrale parisienne, sous la tutelle de Matignon. Viennent ensuite trois autres services rattachés à l’état-major des Forces françaises de Djibouti (FFDJ) : le DAT, dont la mission est d’intercepter les communications, la Direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD), chargée d’assurer la sécurité des personnels, et enfin le 2e bureau « renseignement », qui informe le commandement local et la Direction du renseignement militaire (DRM) à Paris.

Qu’ont-ils su, les uns et les autres, de la mort de Bernard Borrel ? Le chef du 2e bureau, le lieutenant-colonel Jean-François Etienne, est formel : « J’ai reçu un appel de mon adjoint, M. Lucas, qui me l’a annoncée, vers 5 heures, 5 heures et demie du matin, répond-il au juge d’instruction. Je lui ai demandé qui était le juge Borrel. Il m’a appris qui il était et quelles étaient ses fonctions à Djibouti. Pour moi, il s’agissait d’une affaire qui n’intéressait pas particulièrement mon bureau. Cela intéressait plus la DPSD et la prévôté. »

L’adjoint en question conserve un souvenir différent : il aurait appris la nouvelle plus tard dans la journée. Mais M. Etienne maintient sa version, sans expliquer pourquoi et comment il a pu avoir l’information deux heures avant la découverte des gendarmes, à 7 h 20.

++ « Remontée de bretelles terrible »

La chronologie semble lui donner raison, car entre 7 h 15 et 7 h 30, ce même Jean-François Etienne partage l’information avec le chef d’état-major des FFDJ, le colonel Patrice Sartre, et le chef du 3e bureau lors de leur réunion quotidienne, soit au moment même où les gendarmes font leur premier rapport par un autre canal hiérarchique.

« Lorsque j’ai annoncé la mort de Bernard Borrel, lors de la réunion de 7 h 15,
ajoute le chef du 2e bureau, j’ai eu droit à une remontée de bretelles terrible de la part du colonel Sartre, qui m’a dit que j’aurais dû le prévenir tout de suite et que j’étais un bon à rien. » Il faut savoir que les deux officiers se détestent.

En lisant les nombreuses confrontations organisées par les juges, Le Monde peut reconstituer le circuit suivant : une source appartenant au Service de documentation et de sécurité (SDS), le renseignement djiboutien, a alerté dans la nuit la DPSD, qui a alors contacté le 2e bureau, lequel a rapporté l’information à son chef, Jean-François Etienne. Tout cela, donc, bien avant la découverte du corps.

Un autre élément troublant pousse les juges à percer le mystère de cette chronologie : un appelé du contingent en poste à la station d’écoute d’Arta a raconté aux enquêteurs avoir surpris à la cantine du DAT, le 19 octobre 1995, une conversation entre deux militaires ayant entendu les communications de la police djiboutienne.

A en croire ces échanges, un homme avait été immolé par le feu par des personnes du nord du territoire à l’aide de jerricans d’essence. « C’était un Français qui avait été brûlé non loin du Goubet, a précisé l’appelé du contingent.C’était vers 11 heures-midi, je ne sais même pas si nous n’étions pas à table. L’information venait de sortir. » Pour lui, cette écoute a nécessairement fait l’objet d’une note, transmise à l’état-major des FFDJ, puis à la DRM à Paris. Si cette note existe, pourquoi n’a-t-elle jamais été déclassifiée ? Est-ce parce qu’elle remet en cause la thèse du suicide au profit de celle du crime ?

++ « Caviardage »

Persuadés que les notes des « services » contiennent des éléments déterminants, les juges d’instruction ont déjà fait sept demandes de déclassification. Mais pour la période 1995-1996, aucun document ne leur a été transmis, après avis de la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN).

Le 28 novembre 2018, le juge Cyril Paquaux a donc adressé à l’Elysée, ainsi qu’à divers ministères, une demande de déclassification. Son courrier au ministre de l’intérieur trahit son agacement : « Mes demandes pourraient vous apparaître redondantes compte tenu de transmissions adressées par vos prédécesseurs, néanmoins je tiens à souligner que le caviardage opéré sur un très grand nombre les rend totalement inexploitables. » En clair : arrêtez de vous moquer de nous, en vous cachant derrière le secret-défense.

Normalement, la loi stipule que les autorités doivent répondre « sans délai ». Or, plus de trois mois après avoir été sollicités, ni la présidence de la République, ni le ministère des affaires étrangères, ni celui des armées n’ont encore répondu au magistrat.

Face à ces lenteurs, les avocats de la famille Borrel, Mes Olivier Morice et Laurent de Caunes, s’étonnent de la différence de traitement avec l’affaire Audin – militant communiste français mort en Algérie en 1957 –, dans laquelle Emmanuel Macron a reconnu la responsabilité de l’Etat en septembre 2018 : « Faudra-t-il attendre aussi longtemps pour que la raison d’Etat cède face à la tragédie vécue par la famille Borrel ? »

Quant à Elisabeth Borrel, qui avait été reçue à l’Elysée en 2007 par Nicolas Sarkozy, elle a écrit à Emmanuel Macron pour qu’il favorise la déclassification des notes des services. Le président doit entamer, lundi 11 mars, une tournée en Afrique de l’Est par une halte à Djibouti, où il devrait rencontrer son homologue, Ismaël Omar Guelleh, souvent mis en cause dans ce dossier.

Dans un entretien à France 24, mardi 12 février, le président djiboutien a répété son credo sur l’affaire Borrel : « C’est une question franco-française. Les Djiboutiens n’ont strictement rien à voir là-dedans. » Illance un défi aux juges : « C’est eux qui disent qu’il a été assassiné, qu’ils le prouvent. Ils le prouvent, ils recherchent les auteurs, ils les arrêtent et puis c’est tout. »

David Servenay