01/06/2000 – OUBLIÉE DANS LA CORNE DE L’AFRIQUE Recomposition de la nation somalienne – G. PRUNIER (Le Monde Diplomatique / avril 2000)

Le départ des forces des Nations unies, en mars 1995, a fait disparaître la Somalie des préoccupations du monde extérieur. Pourtant, ce pays éclaté a continué à vivre. Il n’a pas sombré dans l’anarchie redoublée que certains lui prédisaient, mais s’est lentement recomposé selon un mode original, loin des tentatives maladroites de la communauté internationale pour lui « inventer » un gouvernement dans les années 90 Cependant, le sud du pays demeure en guerre, et une conférence de paix des représentants des clans somaliens doit se réunir, à partir du 20 avril 2000, à Djibouti.

Par GÉRARD PRUNIER dans Le Monde.
Chercheur au CNRS.

Somalie

La restructuration de la nation somalienne – égarée dans ses rêves irrédentistes des années 60 et 70, puis désagrégée dans les années 80 et 90 – avait commencé dès avant le retrait des « casques bleus » de la Force des Nations unies en Somalie (Onusom) en mars 1995. Cette recomposition s’était amorcée avec la création du Somaliland en mai 1991, perçue à l’époque comme une audace choquante et « sécessionniste (1) ». Le Somaliland, sans l’avoir d’ailleurs voulu, entrait dans un chemin bien connu des spécialistes de la Somalie sous le nom de building block process (processus de construction progressive). Au moment même où les Nations unies tentaient, sans succès, de reconstruire un gouvernement unifié de l’ensemble somalien, le Somaliland se détournait de cette approche ambitieuse et irréaliste pour tenter de cultiver son propre jardin.

Cette évolution avait commencé dès la fin de la guerre par la réunion des clans (shir) à Berbera en janvier 1991. Le Somali National Movement (SNM), mouvement de guérilla nordiste, qui luttait depuis dix ans contre la dictature de Siad Barré, avait décidé de débattre du sort de « sa » région, sans attendre que la situation se stabilise à Mogadiscio. Cinq mois plus tard, un nouveau shir s’était tenu à Burao, au cours duquel la population avait fait pression sur les cadres du SNM pour proclamer immédiatement l’indépendance dans le cadre des frontières de l’ancien Somaliland britannique. L’initiative avait fortement déplu, tant à l’ONU qu’à l’Organisation de l’unité africaine (OUA), qui voyait dans cette proclamation une violation de l’article 2 de sa Charte, et à la Ligue arabe, inquiète quant à l’intégrité territoriale d’un Etat membre.

Personne ne croyait à la viabilité de cet « Etat ». Pourtant, le Somaliland survécut. Les premières années (1991-1995) furent très dures. Tout comme les régions du Sud, le pays fut déchiré par des luttes au cours desquelles des chefs de l’ex-guérilla instrumentaient leur appartenance clanique pour piller et tenter de saisir quelques lambeaux de pouvoir. Le Somaliland sut les affaiblir, en organisant des réunions claniques de plus en plus vastes qui jouaient les civils contre les miliciens, et les privaient peu à peu de leurs troupes.

En 1993, le grand shir de Borama avait élu un « président », M. Mohamed Ibrahim Egal, ancien premier ministre de la Somalie unie dans les années 60, avant la dictature. Peu charismatique mais prudent et réservé, M. Egal sut poursuivre l’oeuvre d’affaiblissement des milices et d’institutionnalisation progressive de son « Etat » boudé par la communauté internationale. En 1997, une nouvelle Assemblée nationale proclama une constitution et l’Etat commença réellement à fonctionner. Vivant de peu (les rentrées fiscales, essentiellement douanières, ont été de 120 millions de francs en 1999) avec une fonction publique limitée à 6 000 personnes pour environ deux millions d’habitants et une totale liberté des changes, l’Etat du Somaliland ravirait les plus rigoureux des économistes du Fonds monétaire international (FMI).

A boulets rouges sur le gouvernements

AVEC 18 000 hommes, l’armée est encore beaucoup trop lourde, et le ministre des finances, M. Mohamed Said « Gees », se plaint qu’elle absorbe presque la moitié de son budget. « Mais enfin, soupire-t-il, au moins nous achetons la paix. » La presse est libre et le pouvoir judiciaire indépendant. Comme les journalistes passent leur temps à tirer à boulets rouges sur le gouvernement, ils sont régulièrement arrêtés pour insultes au chef de l’Etat et non moins régulièrement remis en liberté par les tribunaux au nom de la liberté d’expression.

Désormais, plus personne ne veut réduire la « sécession » somalilandaise, même si personne n’est prêt, non plus, à accorder au pays une reconnaissance internationale dont il se passe de mieux en mieux. « Nous ne bénéficions d’aucune aide internationale, dit M. Mohamed Said « Gees », mais cela veut dire aussi que nous sommes le seul pays africain à avoir une dette extérieure égale à zéro. » Timidement, l’Union européenne intervient au Somaliland, avec d’ambitieux programmes de développement du port de Berbera, de plus en plus utilisé par l’Ethiopie voisine comme une alternative au port de Djibouti, souvent engorgé. L’année passée, Addis Abeba a importé 46 000 tonnes par Berbera, un volume modeste mais qui servait de test. L’expérience s’est révélée positive, et l’Union européenne parle de créer un « corridor routier » pour relier la capitale éthiopienne au port de la mer Rouge.

Le succès du Somaliland a fait des émules. Dans les régions voisines du Bari, du Nugaal et d’une partie du Mudug, les clans Majertine, qui avaient eux aussi longtemps lutté contre la dictature, s’organisèrent peu à peu de manière autonome. Cela fut plus long qu’au Somaliland car le « chef historique » des Majertines, le colonel Abdullahi Youssouf, qui avait dirigé la rébellion de 1978 contre Siad Barré, tenta longtemps de constituer un « gouvernement d’union nationale » dont les dissensions constantes des chefs miliciens du Sud rendaient la formation improbable.

Les années 1997 et 1998 furent des années de discussion et parfois de confusion, l’idée d’une « refondation unitaire » demeurant longtemps en compétition avec celle d’une administration propre de la région. A cela s’ajoutaient les différences subclaniques entre les trois grandes branches du clan Majertine. Le colonel Youssouf Abdullahi, du sous-clan Osman Mahmoud, était loin de faire l’unanimité. Néanmoins, à la mi-1998, un grand shir réuni à Garowe parvint à transcender ces contradictions et à aboutir à la création d’une administration autonome.

Celle-ci demeura à Garowe afin d’éviter des rivalités claniques plus fortes à Bossaso, la véritable capitale économique. Cette dernière avait connu un boom commercial avec la fermeture du port de Mogadiscio, et sa population était passée de 20 000 à près de 200 000 habitants depuis la fin de la guerre. La ville, jalouse de sa nouvelle prospérité, ne pouvait accepter un président natif du Mudug, zone rurale considérée comme primitive, qu’à condition de conserver une autonomie au sein de la région.

Cependant, contrairement à ce qui s’était passé au Somaliland, la nouvelle administration du « Puntland (2) » ne proclama pas formellement son indépendance. Il s’agissait de ménager l’avenir, mais aussi d’un calcul plus politicien de la part du colonel Abdullahi, qui souhaitait continuer à jouer un rôle dans le théâtre d’ombres des manoeuvres « réunificatrices ». Car celles-ci continuaient, soutenues par la Ligue arabe, l’Egypte, l’Italie et, plus discrètement, par l’ONU.

Les idées des « réunificateurs » étaient simples, pour ne pas dire simplistes : il y a eu un Etat somali, il a disparu, il faut le reconstituer. La question des raisons qui avaient présidé à sa disparition n’était pas posée. Or c’est le refus de réfléchir à cette question qui avait été la cause principale de l’échec de l’ONU entre décembre 1992 et mars 1995. L’idée même d’un Etat en tant qu’autorité supraclanique est une catégorie fondamentalement étrangère à la culture somalie. Le problème n’avait jamais été abordé de front.

Les différences entre un « Etat », au sens occidental du terme, et les administrations régionales qui se sont mises sur pied au Somaliland et au Puntland sont multiples. D’abord, elles diffèrent par la manière dont elles se sont créées. Les quasi-Etats somalis ne prétendent nullement être des entités supraclaniques. Bien au contraire. Ils s’établissent en fonction d’une famille de clans (les Issaqs au Somaliland, les Majertines au Puntland) et veillent à construire un équilibre entre les différentes branches subclaniques au sein de l’administration. Le clan, centre magnétique de la vie somalie, n’est plus ni nié ni manipulé honteusement sans oser le dire comme c’était le cas sous Siad Barré. Il est reconnu comme une réalité, à la fois bonne (solidarité) et dangereuse (fissiparité), mais une réalité prégnante. On tente donc de l’utiliser plutôt que de vouloir le « dépasser » de manière volontariste.

Ensuite, ces nouvelles administrations se veulent minimales, c’est-à-dire capables de vivre avec très peu d’argent et une fonction publique des plus réduites, en laissant à l’initiative privée le soin de faire ce que l’on ne peut pas raisonnablement attendre d’un « Etat » dans une telle situation. C’est ainsi que l’électricité ou les télécommunications sont entièrement privées, que peu d’impôts sont instaurés et que tous les efforts sont faits pour réduire la taille de l’armée.

Le « territoire national » est également conçu en termes claniques pour éviter les débordements qui ont marqué les années 80-90, lorsque certains clans Hawiyés, par exemple, ont brutalement envahi les terres de leurs voisins. Et lorsque de petits clans se trouvent « impactés » dans des territoires où une grande famille clanique est majoritaire, comme par exemple les Gaddaboursis au Somaliland, on prend bien soin de leur réserver certaines prérogatives pour compenser l’impossibilité de leur donner un sous-territoire autonome. Il existe toutefois des dérogations : c’est ainsi que les clans Dolbahante, qui habitent le Sanaag, à la limite territoriale du Somaliland et du Puntland, et qui ne sont ni Issaqs, ni Majertines, se sont peu à peu vu concéder une sorte de « statut spécial charnière » entre les deux administrations. On avait craint un moment qu’ils n’en viennent aux mains à propos du contrôle de leur zone frontalière.

Il existe d’ailleurs une preuve a contrario de la validité de ce processus : la tentative de mettre sur pied une pseudo-« administration régionale du Bénadir » au début de 1998. Cette administration régionale n’en était pas une, car elle était simplement le produit d’un accord signé au Caire entre un certain nombre de chefs de guerre, exactement sur le modèle onusien des années 1993-1994. Sans le moindre shir, sans discussion avec les anciens des clans, sans consultation de la société civile et sans respecter les limites territoriales claniques, MM. Hussein Aydid et Ali Mahdi, les anciens rivaux réunis par leur commune perte graduelle d’influence, tentèrent, eux aussi, de créer leur quasi-Etat, avec en outre l’ambition avouée de l’étendre un jour à l’ensemble du territoire de l’ancienne Somalie.

En dépit de l’appui du Caire et de Rome, toujours partisans d’une fantasmatique « reconstruction de l’Etat somalien », le projet capota en moins d’un an. En effet, il demeura un projet « par en haut », piloté par des seigneurs de la guerre trop connus pour être honnêtes et qui n’obtinrent jamais l’appui des populations.

Déçu par son échec, M. Hussein Aydid se reconvertit alors en sous-traitant du conflit éthio-érythréen : il accepta de servir de tête de pont à une attaque des forces d’Asmara contre l’Ouest éthiopien. Au début 1999, l’armée érythréenne transporta dans le Bénadir un fort contingent de combattants oromos qui partirent attaquer les Ethiopiens dans l’Ogaden et dans le Bale. En échange, M. Hussein Aydid espérait un soutien érythréen au maintien ou à l’extension de sa domination dans la région de la Somalie méridionale. Mais le calcul se révéla mauvais, car l’armée éthiopienne intervint et le battit avec l’aide d’auxiliaires somalis des clans Digil et Rahanweyn. Cela aurait pu n’être qu’un épisode de plus dans les interminables conflits entre chefs de guerre du Sud somalien. Mais les Digils et les Rahanweyns, après avoir libéré leur propre territoire clanique en septembre-octobre 1999, décidèrent de suivre les exemples du Somaliland et du Puntland : ils convoquèrent un grand shir à Hoddur et proclamèrent leur propre administration locale dans les anciennes provinces du Bay et du Baqool.

En Somalie, loin des clichés de violence et d’anarchie qui perdurent dans la représentation médiatique de cette nation, on aperçoit finalement un territoire qui est aux deux tiers en paix et fonctionne économiquement, sans pra tiquement aucune aide extérieure. Se distingue, ensuite, une zone centrée autour de Mogadiscio et s’étendant vers le sud jusqu’au Kenya, où les seigneurs de la guerre n’ont pas encore pu être réduits. L’anarchie subsiste dans ces régions, zones claniquement fragmentées, où il est très difficile de délimiter des territoires clairs et où, en outre, des clans étrangers se sont introduits de force à la faveur des années de guerre.

C’est en jouant sur la confusion sanglante qui demeure au Sud que l’initiative de paix, lancée par Djibouti en septembre 1999 et soutenue par l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) (3), prétend une nouvelle fois tenter de reconstituer un fantomatique Etat somalien. Cette initiative peut être bien intentionnée, elle n’en est pas moins erronée et potentiellement funeste. En effet, la mise sur pied des diverses administrations régionales par les Somalis eux-mêmes est une incontestable réussite qu’il ne faut pas mettre en danger. Le temps n’est pas encore venu de reconstituer une entité somalie unifiée, et il ne le sera que lorsque les Somalis eux-mêmes le décideront.

La Somalie a fait des progrès assez lents. Mais ils ont l’avantage d’être autocentrés et probablement solides. En mars 2000, le Parlement du Somaliland a voté une motion disant que quiconque s’associerait à l’« initiative de paix » de l’IGAD serait considéré comme un « traître et ennemi de la nation ». Heureusement, il semble probable que cet effort maladroit échoue. Ce qui devrait laisser le champ libre à une aide économique nécessaire pour les petites entités qui se sont reconstituées peu à peu et qui devraient parvenir à affermir leur fonctionnement administratif dans les mois et les années à venir.

GÉRARD PRUNIER.

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(1) De fait, l’indépendance du Somaliland, ancienne colonie britannique distincte de la Somalie italienne, n’avait rien de plus choquant que celle de l’ancienne colonie italienne d’Erythrée par rapport à l’Ethiopie. Lire « Somaliland, le pays qui n’existe pas », Le Monde diplomatique, octobre 1997.

(2) « Punt » était le nom qu’employaient les marins de l’Egypte ancienne pour parler de la côte somalie.

(3) L’Autorité intergouvernementale pour le développement, organisation régionale créée en 1992, regroupe l’Erythrée, l’Ethiopie, l’Ouganda, le Soudan, la Somalie, le Kenya et Djibouti.

LE MONDE DIPLOMATIQUE | AVRIL 2000 | Page 23
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