06/04/03 (B192) Un lecteur nous signale un article paru dans Le Monde il y a un mois et qui montre comment les américains utilisent Djibouti pour mener certaines missions spéciales en particulier au Yémen.

DANS L’ENGRENAGE DE LA
GUERRE

Djibouti entre superpuissance
et superpauvreté
Le 4 novembre
2002, six militants présumés d’Al-Quaida étaient tués
au Yémen. Le drone utilisé avait été guidé
depuis Djibouti. Car, depuis le mois de septembre 2002, Paris n’a plus le
monopole de l’ancien Territoire français des Afars et des Issas : la
principale base française outre-mer doit y coexister avec une base
américaine qui compte déjà plus de mille GI…


Par PHILIPPE LEYMARIE
Journaliste à Radio France Internationale.

Dix ans après
leur équipée désastreuse en Somalie, dans le cadre de
l’opération « Restore Hope (1) », les Américains
sont de retour dans la Corne de l’Afrique, pour cause de guerre mondiale contre
le terrorisme. Plus de mille GI stationnent à Djibouti, au camp Lemonnier,
près de l’aéroport occupé à l’origine par la Légion
étrangère française. La base n’a cessé de s’agrandir
depuis son ouverture, en septembre 2002. La 24e Marine Expeditionary Unit,
autour du navire amphibie Nassau qui croise dans la zone du Golfe, a effectué
l’an dernier trois exercices de débarquement avec blindés, à
tirs réels, sur la côte d’Obock, au nord du pays. Un nouvel «
état-major combiné pour la corne de l’Afrique », commandé
par le général des marines John Stattler, d’abord établi
en rade de Djibouti, sur le Mount Whitney, un des navires-amiraux de l’US
Navy, sera transféré à terre.

« Je m’attends que,
dans deux, trois ou quatre ans, ces installations américaines soient
toujours là » : la petite phrase du secrétaire à
la défense, M. Donald Rumsfeld, en visite au camp Lemonnier, en décembre
2002, a signé la fin d’une époque – un siècle de tête-à-tête
entre l’armée française et Djibouti. L’ex-Côte française
des Somalis, devenue Territoire français des Afars et des Issas avant
d’accéder à l’indépendance en 1977, abrite traditionnellement
la principale base fran ise outre-mer (2) : c’est un terrain de jeux favori,
une « école du désert » qui a peu d’équivalents.

En échange de la
protection extérieure accordée – dans le cadre d’un accord de
défense – au jeune Etat en butte aux ambitions territoriales de ses
voisins éthiopien et somalien, la France disposait en exclusivité
de son « bac à sable » : un point d’appui significatif
dans un secteur sensible, par où transite un quart du trafic mondial
de pétrole ; un statut de « parrain » régional ;
un terrain d’entraînement en conditions réelles, et sans entrave
; des facilités pour les forces maritimes françaises de l’océan
Indien ; et une escale aérienne vers les îles francophones du
Sud-Ouest (Madagascar, Comores, Réunion, Maurice, Mayotte).

Paris craint désormais
de se retrouver « hors jeu » dans la Corne, l’utilité de
sa présence paraissant de moins en moins évidente. Djibouti,
fait-on valoir, risque en outre de devenir à son tour une cible potentielle
pour un attentat terroriste antiaméricain (3). Même si une cellule
« alliée » de mise en commun du renseignement a fini par
être créée, les premiers mois de cohabitation ont été
grinçants : les informations passaient mal entre les états-majors
français et américain ; leurs troupes se sont parfois retrouvées
nez à nez, lors de manoeuvres devenues ainsi dangereuses. « Nul
ne conteste notre présence avant, pendant et après. Les autres
sont de passage, pour l’actualité », se console le général
Alain Bévillard, commandant des Forces françaises de Djibouti
(FFDJ).


Attentats en série

Les Américains
ont le souvenir cuisant de l’attentat meurtrier, il y a deux ans, contre un
des bâtiments de l’US Navy, le destroyer USS-Cole, dans la rade d’Aden,
en face de Djibouti. Le 6 octobre 2002, à nouveau à Aden, l’attaque
contre un pétrolier sous pavillon français, le Limburg, a ramené
la hantise d’un « djihad maritime », de nature à menacer
les approvisionnements occidentaux en pétrole (4). Le Yémen
est considéré par les Américains comme une base de repli
possible pour le réseau Al-Qaida, tout comme la Somalie. Un attentat
a visé, en décembre 2002, des intérêts israéliens
à Mombasa, au Kenya. Et des explosions avaient ravagé les ambassades
américaines à Nairobi et à Dar es-Salaam (Tanzanie),
le 7août 1998.

Dans ce contexte, Djibouti
est promu au statut de grande base permanente américaine – une sorte
de gare de triage militaire (5), aux approches de la mer Rouge et du golfe
Arabo-Persique, au voisinage d’un Soudan à peine sorti de sa dérive
islamiste, d’une Ethiopie et d’une Erythrée querelleuses et d’une Somalie
toujours anarchique. Le commandement de la « Force d’intervention alliée-corne
de l’Afrique (6) » a autorité sur une flotte composée
également d’éléments britanniques et espagnols, ainsi
que d’une mini-escadre allemande (deux frégates, trois ravitailleurs,
1 500 marins) qui patrouille dans le golfe d’Aden et le long des côtes
somaliennes et yéménites. La diplomatie américaine a
également obtenu, en décembre dernier, des facilités
d’accès aux aéroports éthiopiens et aux ports d’Erythrée.


Les vrais besoins

Pour sa part, le petit
Etat djiboutien est devenu, pour Washington, un utile point d’appui, avec
des capacités d’entraînement, et les services d’un port et d’un
aéroport modernes. L’US Army a pu s’exercer en terrain libre à
des « mini-guerres », en prélude à l’offensive en
Irak, et organiser un système régional de veille maritime et
aérienne, pour tenter d’empêcher l’infiltration d’éléments
du réseau Al-Qaida sur les côtes yéménite, somalienne
ou kényane. Un missile tiré par un des drones Predator mis en
oeuvre par la Central Intelligence Agency (CIA) a permis d’éliminer
six membres présumés du réseau Al-Qaida, avec un de ses
chefs, dans la province de Marib, au Yémen, de l’autre côté
du détroit. L’appareil, lancé depuis Djibouti, était
directement connecté au poste de commandement de la CIA, à Langley
(Virginie) : il a suffi d’enfoncer une touche de clavier d’ordinateur, à
15 000 kilomètres de là, pour que l’objectif soit pulvé
risé.

« Depuis le 11 septembre
2001, nous nous sommes aussitôt engagés dans cette guerre mondiale
contre le terrorisme, et avons donné aux Américains tout ce
qu’ils voulaient. Mais, jusqu’ici, nous n’avons rien reçu en échange
», a expliqué M. Mahmoud Ali Youssouf, ministre de la coopération
internationale du petit Etat (7). Il affirme avoir repoussé «
comme une insulte » l’offre de parlementaires américains pour
une aide de 4 millions de dollars, dont les trois quarts devaient être
consacrés… à un renforcement de la sécurité
sur l’aéroport. Les autorités djiboutiennes expliquent qu’elles
ont de « vrais besoins de base » : nourriture, écoles,
routes, santé. Avant la négociation, en janvier, d’un «
accord de siège », avec ouverture d’un « bureau de développement
», le gouvernement américain a alloué un demi-million
de dollars au fi nancement des législatives du 10 janvier dernier (8),
et a déjà obtenu que Voice of America puisse émettre,
depuis Djibouti, en direction du Yémen et de la Somalie.

« America, America,
we want a job ! » (Amérique, Amérique, nous voulons un
emploi) : des centaines de jeunes se présentent au bureau de recrutement
de main-d’oeuvre de l’armée américaine, le plus souvent sans
succès. Des milliers de Djiboutiens squattent également les
abords du camp Lemonnier, dans l’espoir de retombées. Mais, à
l’abri de murailles de terre et de dispositifs de détection, les militaires
américains sont invisibles : ils sortent peu de leur « quartier
» et de leurs tentes à air conditionné – une attitude
contrastant avec la « mixité » qui a longtemps été
pratiquée par les forces françaises…

PHILIPPE
LEYMARIE.

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(1) En octobre 1993, une mission de routine des Rangers et du commando Delta,
des forces spéciales américaines chargées de capturer
des chefs de guerre dans un quartier de Mogadiscio, avait tourné au
désastre : deux hélicoptères lourds avaient été
abattus, et dix-sept soldats avaient été tués, le corps
de l’un d’eux ayant été traîné dans les rues derrière
un « technical », véhicule de miliciens. Cet épisode
a fait l’objet du film La Chute du faucon noir. Voir le témoignage
de l’ambassadeur Alain Deschamps, Somalie 1993 : première offensive
humanitaire, L’Harmattan, 2000. Et Stephen Smith, Somalie : la guerre perdue
de l’humanitaire, Calmann-Lévy, 1993.

(2) La base, dont les
effectifs ont été réduits ces dernières années,
du fait de la professionnalisation de l’armée française, compte
aujourd’hui 2 800 hommes, dont la base aérienne 188 (avec un escadron
de Mirage 2000), le 5e régiment interarmes d’outre-mer et la 13e demi-brigade
de la Légion étrangère. Près d’un tiers des effectifs
sont « tournants », pour des missions de courte durée.

(3) La Lettre de l’océan
Indien, Paris, 30 novembre 2002.

(4) Depuis l’attentat
contre le Limburg, les primes d’assurance des navires transitant par le Yémen
ont été multipliées par cinq.

(5) « US Practice
in a New Hub », The International Herald Tribune, 18 novembre 2002.

(6) Control Joint Task
Force – Horn of Africa (CJTF-HOA).

(7) « Impoverished
Djiboutians See no Payoff for US Presence », The Los Angeles Times,
23 décembre 2002.

(8) Organisées
pour la première fois dans le cadre d’un multipartisme intégral,
elles ont été remportées par l’Union pour la majorité
présidentielle, regroupée autour de M. Ismaël Omar Guelleh,
alors que l’opposition, conduite par l’ancien premier ministre et chef rebelle
afar Ahmed Dini, dénonçait la fraude.


LE MONDE DIPLOMATIQUE
| FÉVRIER 2003 | Page 21
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