28/01/05 (B282) Le FIGARO : l’enquête sur l’assassinat du juge Borrel gêne les autorités locales, qui pourraient prendre des mesures de rétorsion contre la base militaire française (Isabelle Lasserre)

La
crise couve entre Djibouti et la France

Isabelle
Lasserre
[28 janvier 2005]


C’est une histoire à rebondissements, mais la diplomatie et la Défense
françaises sont à nouveau embarrassées par les tensions qui
caractérisent les relations franco-djiboutiennes. Depuis le début
de l’année, elles se sont brusquement dégra-dées : six coopérants
français ont été expulsés de Djibouti, l’émetteur
de RFI a été fermé. Et, dans sa dernière édition,
Le Canard enchaîné évoque l’hypothèse d’une fermeture
de la base militaire française de Djibouti.

A
l’origine de la crise, la mort du magistrat français Bernard Borrel, à
Djibouti, le 19 octobre 1995. Djibouti a classé l’affaire comme étant
un suicide. Mais la justice française privilégie la thèse
de l’assassinat. Après avoir rouvert le dossier, la chambre d’instruction
de la cour d’appel de Versailles a ordonné, le 10 janvier, l’audition du
chef des services secrets djiboutiens, Hassan Saïd, pour subornation de témoins.
L’enquête se rapproche aussi dangereusement de l’entourage du président
djiboutien, Ismaël Omar Guelleh.

La
volonté exprimée par la justice française d’entendre des
personnalités djiboutiennes a exaspéré le pouvoir, qui réplique
par des mesures de rétorsion contre Paris. Entre la nécessité
d’une enquête judiciaire indépendante et ses intérêts
stratégiques dans la région, la marge de manoeuvre de la France
est étroite. Le sujet est extrêmement sensible, puisqu’il touche
à la plus grande base militaire de la France en Afrique : 2 850 hommes,
un accès sur la mer Rouge et le golfe d’Aden.

A
Paris, on tente de minimiser la crise. «Il y a une forte crispation des
autorités djiboutiennes. Et ce d’autant plus qu’il y a une élection
présidentielle à Djibouti en avril prochain. Mais ce n’est pas la
première fois que cela arrive», explique une source au ministère
français de la Défense. La crispation djiboutienne pourrait-elle
aller jusqu’à la fermeture de la base française ? «La très
grande nervosité des autorités de Djibouti pourrait les pousser
à prendre des décisions désagréables, de nature à
porter atteinte à la coopération avec la France. Mais à quoi
cela servirait-il ?» poursuit cette source.

A
l’état-Major des armées, on ne peut se résoudre à
cette extrémité. «Il n’est pas question de fermer cette base
stratégique. Les relations entre la France et Djibouti ont toujours eu
des hauts et des bas. Actuellement, nous sommes plutôt sur un pic. Mais
en général ça finit toujours par retomber», explique
un officier.

Certains
s’inquiètent cependant de la nouvelle «concurrence» américaine
dans la région. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les Etats-Unis
ont positionné 1 500 soldats à Djibouti dans le cadre de la lutte
antiterroriste. Désormais très en vogue, Djibouti a les moyens de
faire pression sur la France, qu’elle menace à mots couverts de changer
d’alliances si sa justice n’abandonne pas les poursuites.

Au
ministère de la Défense, on ne considère pourtant pas la
présence américaine à Djibouti comme un danger pour la France.
«La seule chose qui intéresse les Américains, c’est la lutte
antiterroriste. S’ils ont choisi Djibouti pour y installer leur base, c’est justement
parce que le pays a été stabilisé par la présence
française.»

Mais
«la nature a horreur du vide», souligne un officier français.
Il craint l’existence d’un lien de cause à effet entre l’attitude de Djibouti
«et les dollars versés par les Américains». Il rappelle
aussi que «le monde et l’Afrique ont changé et sont encore en train
de changer». «Notre base à Djibouti est indispensable sur le
plan stratégique. Si les Européens perdent ce point d’appui, l’Afrique
courra de gros risques. L’Europe doit se mobiliser pour l’empêcher.»

Car
à la faveur de la crise ivoirienne, la légitimité de la présence
française en Afrique a été remise en cause, par des journaux
africains mais aussi par des personnalités comme le président libyen,
Mouammar Kadhafi. Au ministère français de la Défense, on
refuse le parallèle. «Le cas ivoirien est un problème politique.
Le cas djiboutien est un problème de nature psychologique, lié à
l’affaire Borel.»

Pour
l’avocat de la veuve du juge Borrel, Olivier Morice, l’enjeu de «cette affaire
d’Etat» se résume à la question suivante : «La France
va-t-elle ou non lâcher le président djiboutien ?» L’avocat
dénonce les «pressions» et les «intrusions» du
pouvoir politique dans le pouvoir judiciaire.

La
dernière visite de la ministre française de la Défense à
Djibouti, en juillet 2004, n’augure pas vraiment une prise de distance vis-à-vis
du régime. Bien au contraire : Michèle Alliot-Marie y a annoncé
le doublement de la convention financière annuelle versée par Paris.
Il est vrai que depuis l’arrivée des Américains, les prix ont grimpé…