28/04/05 (B295) RFI : Affaire Borrel, lenquête impossible.
Dix ans après la mort de Bernard Borrel à Djibouti, la justice sait que ce juge français a bel et bien été assassiné, le 18 ou le 19 octobre 1995. Par qui ? Pourquoi ? Deux questions encore sans réponse. Seule certitude : en France, de nombreuses autorités se sont efforcées de freiner lenquête ou den arrondir les angles saillants. Enquête de David Servenay.
L« échec » des meilleurs policiers de France
De tous les enquêteurs sétant penchés sur laffaire Borrel, ceux de la Brigade criminelle ont été les plus convaincus à défendre la thèse du suicide du juge Bernard Borrel. Pourtant, dans lécheveau des indices, des témoignages et des fausses pistes, il fallait envisager toutes les possibilités : suicide, meurtre ou assassinat ? Mobile privé ou raison dEtat ? Vengeance professionnelle ou règlement de comptes personnels ?
En effet, tout semble confus, le 19 octobre 1995, lorsque des gendarmes français découvrent le corps sans vie de Bernard Borrel, magistrat français détaché par la coopération à Djibouti pour assister le ministre de la justice, Moumin Badon. Et surtout cette image spectaculaire dun cadavre à moitié calciné retrouvé au pied dune falaise à 80 kilomètres au nord-ouest de Djibouti, face à lîle du Diable.
En reprenant le dossier après les gendarmes et trois ans après les faits, les policiers pouvaient relever un vrai défi denquêteur ou accomplir un simple exercice judiciaire, passage obligé du quotidien judiciaire. Entre les deux, les enquêteurs de la Criminelle nont pas hésité longtemps. En témoigne, cette simple phrase. Une phrase ciselée, comme si son rédacteur avait soigneusement pesé chaque mot, chaque virgule et chaque qualificatif. Un modèle du genre, à la dernière page du rapport de synthèse rédigé par la section anti-terroriste de la Brigade criminelle, en novembre 1999, après un an et demi denquête sur le dossier :
« Sauf à envisager lexistence dun vaste complot politico-judiciaire, impliquant dissimulation déléments denquête par les premiers intervenants, procès-verbaux volontairement erronés, examens médicaux orientés et conspiration généralisée du silence, lhypothèse dun assassinat ne peut à ce jour être sérieusement retenue. »
Un modèle du genre, car au fil des vérifications, les policiers ont balayé une à une les différentes pistes du dossier. Dans leur sabir, ils ont « fermé les portes » avec efficacité, mais parfois aussi avec une naïveté étonnante de la part de la prestigieuse brigade du 36 Quai des Orfèvres. Le rédacteur de cette sibylline conclusion a-t-il voulu montrer aux destinataires du rapport quil nétait pas dupe de la supercherie ? Laisser une trace aux historiens ? Un hameçon aux journalistes fouineurs ? En tout cas, les enquêteurs concluent, sans ambiguïté, au suicide.
Ce faux-semblant fait rire Elisabeth Borrel, la veuve de Bernard Borrel (elle-même juge des enfants depuis 23 ans) : « C’est assez amusant, parce que, quand on reprend chacun des termes -dissimulation déléments, PV erronés, examens médicaux orientés- je peux vous donner pour chacun dentre eux des preuves dans le dossier de ce quils existent. » Le rire sarrête brusquement. «En fait, ces policiers nont jamais envisagé la thèse de lassassinat et ils nont jamais enquêté dessus. » Et Elisabeth Borrel de se souvenir dun autre procès-verbal surprenant, le premier PV de constatations rédigé par les gendarmes de la prévôté* où il est question « détayer la version du suicide ».
* Les gendarmes de la prévôté ont pour mission denquêter sur les crimes et délits commis ou subis par les militaires français en opération extérieure. Bernard Borrel étant un civil, ils navaient aucune compétence judiciaire pour enquêter sur cette affaire. Pourtant, ce sont deux gendarmes de la prévôté qui découvrent le corps de Bernard Borrel le 19 octobre 1995, à 7h30, en contrebas dun parking au lieu-dit du Goubbeh, à 80 kilomètres de la capitale de Djibouti. Puis, cest leur chef qui rédige le premier procès-verbal de constatations.
Si la France est aussi présente sur le territoire de cette ancienne colonie, indépendante depuis 1977, cest que Djibouti abrite la plus importante base militaire française en Afrique : 2 800 hommes stationnés en permanence et une énorme station découtes captant tout le Proche-Orient.
Les juges se succèdent, au détriment de lenquête
Dix ans déjà que la veuve de Bernard Borrel lutte pour « savoir la vérité », pour comprendre, pour « transmettre des valeurs à ses enfants », précisent ses amies, un petit groupe de femmes rencontrées à son arrivée au tribunal dinstance de Toulouse à lhiver 1995. Elisabeth Borrel a alors 37 ans, plus de mari et deux enfants, Louis-Alexandre, 8 ans et François-Xavier, 5 ans. Mais surtout, un énorme poids sur la conscience : le « suicide » de son mari, Bernard, 40 ans.
« Quand elle est arrivée, se souvient Josée Nicolas, cétait une femme cassée ». Josée fait partie du « village gaulois » -le surnom quelles ont choisi- le village de celles qui lont crûe immédiatement et soutenue, car au départ personne na vraiment envie découter Elisabeth Borrel. Elle pleure, souvent. Elle évoque des noms inconnus, les Djiboutiens au pouvoir. Elle na plus personne avec qui échanger. Les coopérants français ont reçu lordre de ne plus lui parler.
Face à ce désespoir et aux doutes de cette catholique -pratiquante sans être bigote- la justice toulousaine ouvre une enquête pour « recherche des causes de la mort ». Myriam Viargues, juge dinstruction à lexcellente réputation, prend le dossier. Les experts traînent, lautopsie na lieu que trois mois plus tard, en février 1996. Une commission rogatoire internationale est envoyée à Djibouti pour récupérer les premiers éléments de lenquête. Elle ne reviendra jamais. Au bout dun an, la juge a une conviction -ce nest pas un suicide- mais pas de preuves. Le dossier est finalement « dépaysé », il passe entre les mains de deux magistrats parisiens, Marie-Paule Moracchini et Roger Le Loire. En janvier 1998, les deux juges démarrent leur enquête, convaincus eux aussi de la thèse de lassassinat. Pourquoi ? Sans doute parce quils ont lu le rapport des gendarmes toulousains :
« La thèse du suicide est en opposition avec des éléments dont certains sont inconnus ou inexpliqués. A ce stade, les aspects conjugaux ou extra-conjugaux paraissent pouvoir être écartés. Catholique pratiquant, jouissant dune bonne santé, Bernard Borrel avait de grandes qualités humaines et professionnelles unanimement reconnues. ( ) le contexte socio-politico-économique de Djibouti pourrait ne pas être étranger à la mort violente de Bernard Borrel, si aucune autre voie nest trouvée relevant de son entourage ou de ses relations. »
Pour vérifier ces éléments, les juges lancent leurs recherches en confiant lenquête aux limiers de la Criminelle. Tout est repassé au peigne fin : témoins, comptes bancaires, constatations matérielles, examen des téléphones mobiles Les magistrats se rendent à Djibouti avec un expert, le docteur Dominique Lecomte, directrice de lInstitut médico-légal de Paris, mais sans les avocats de la partie civile.
Une erreur de procédure qui sera fatale au tandem, puisque les deux juges seront dessaisis à la suite de cette reconstitution. Plus grave : à lautomne 1999, alors quils prévoient de boucler leur dossier par un non-lieu, les deux juges font la sourde oreille à un témoin-clé. A Bruxelles où il sest réfugié, Mohamed Alhoumekhani sest adressé aux magistrats français, sans résultat. Il se décide alors à parler, à visage découvert aux journalistes. En janvier 2000, cet ancien officier de la garde présidentielle raconte toute son histoire au Figaro. Deux mois plus tard, Marie-Paule Moracchini et Roger Le Loire viennent lentendre à Bruxelles. Cette audition se déroule sans son avocat, mais en présence de deux officiers de police judiciaire belges. « Le climat nétait pas bon avec la juge, madame Moracchini était très nerveuse, dit le témoin, lorsque jai terminé, elle ma dit de faire attention à la mafia corse et à la mafia libanaise et elle a ajouté “vous savez que votre président est très méchant et que ses gardes du corps aussi, et il paraît même quils sont partis contre vous” ».
Cette adresse -menace, mise en garde ou simple conseil ?- sera confirmée par les policiers belges. Marie-Paule Moracchini na pas souhaité nous répondre, estimant que son «statut de magistrat [lui] interdit de parler à des journalistes d’une affaire dont [elle a] eu la charge en tant que juge d’instruction ». Elle dit préférer lenceinte judiciaire pour défendre son point de vue. Elle a dailleurs intenté de nombreux procès en diffamation, contre des journalistes et contre les avocats dElisabeth Borrel. Aucune procédure nest, à ce jour, définitivement terminée. Roger Le Loire, quant à lui, na pas répondu à nos relances, après nous avoir indiqué quil allait « réfléchir » à notre sollicitation.
Les services secrets français brouillent le jeu
Un nouveau juge dinstruction, Jean-Baptiste Parlos, sera le redresseur de la procédure. Après un nouveau transport à Djibouti, il décide dexhumer le corps une seconde fois pour procéder à une nouvelle expertise confiée à un collège de quatre légistes. Une mesure décisive, car elle va permettre deux ans plus tard davoir, enfin, des preuves dans un dossier qui en manquait singulièrement. Puis il passe la main au juge Sophie Clément qui sattaque à la dimension étatique de laffaire. Le juge dinstruction a beau être, selon le mot attribué à Napoléon, «lhomme le plus puissant de France », ses prérogatives pèsent peu face à lintérêt supérieur de lEtat tel que le définit le secret-défense. En suivant à la lettre la procédure de déclassification des documents détenus par les services secrets français, la juge obtient une petite partie des rapports rédigés par les hommes de lombre. Rien pour les années 95 et 96, à lépoque des faits. Puis, pour les années 93-94 et la période sétalant de septembre 1997 à mai 2003, quatre documents de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure / espionnage) et dix documents de la DPSD (Direction de la protection et de la sécurité de la défense / renseignement militaire). Des documents qui napportent pas grand chose à la compréhension des événements, laissant même parfois apparaître lironie bienveillante de leurs rédacteurs. Par exemple, une note rédigée par le chef de poste de Djibouti détaille les pérégrinations dune équipe de journalistes de Canal + enquêtant sur place*.
* Sans intérêt autre que celui de savoir jusquoù les enquêteurs de la chaîne de télévision iraient dans leurs recherches et leurs rencontres. Juge Borrel : révélations sur un suicide impossible, diffusé en décembre 2002, est la première enquête journalistique à révéler les mensonges de la version officielle.
Pour ce qui est de la production de la DGSE, le contenu des notes transmises par le ministère de la Défense tient en deux axes : premièrement, il faut plutôt retenir la thèse du suicide ; deuxièmement, cette affaire met en péril les relations franco-djiboutiennes. Cest lessentiel de lanalyse fournie, à lépoque, au gouvernement Jospin. La DST (Direction de la surveillance du territoire / contre-espionnage) nest pas en reste, puisque sur un classeur épais dune dizaine de centimètres, seuls deux feuillets ont été déclassifiés.
Lembarras des espions français devient franchement perceptible à la lecture de leurs auditions face à Sophie Clément. Tous les hommes présents à lépoque des faits ont été interrogés. Ils ne disent pas toute la vérité, cest leur métier. Ils ont aussi une obligation légale, puisque tous sont habilités « secret-défense » qui leur interdit formellement de dévoiler certaines informations. Plus gênant : ils nont pas du tout la même vision des faits. Et ce, dès le début. Le 21 octobre, deux jours après la découverte du corps de Bernard Borrel, ils se rassemblent pour leur traditionnelle réunion hebdomadaire déchange dinformations. Au menu de la discussion : Bernard Borrel, suicide ou assassinat ? « Les gens connaissant monsieur Borrel nimaginaient pas quil ait pu se suicider par le feu », dit lun des hommes de la DPSD. Pourtant les principales autorités expatriées soutiennent mordicus la thèse du suicide, thèse annoncée dès le 19 octobre à 13h par un premier télégramme diplomatique signé du chef de la mission de coopération : « M. Borrel a mis fin à ses jours », écrit Jean-Jacques Moulines. En fait, cette réunion se passe mal, car les espions -DGSE et DPSD en tête- ne croient pas du tout à la version officielle donnée par les autorités françaises locales. M. A. le dit sans ambages à la juge Clément : « Je peux dire quil sagit dune affaire politique et que la réponse à cette question ne peut être que politique. Cest une réponse qui ne peut être faite que dEtat à Etat. » On ne peut être plus explicite, le dossier Borrel gêne autant Djibouti que Paris.
Malaise persistant lorsque la juge auditionne un autre agent secret. Celui-ci na pas été en poste à Djibouti, mais il est sans doute lun des premiers de la DGSE à avoir eu des doutes. Voici comment M. B. entame son récit : «Fin 1995, jai reçu, dans le cadre de mes activités professionnelles, des informations selon lesquelles Bernard Borrel serait mort, que cette mort serait due à un suicide fondé sur des tendances pédophiles ( ) ».
Parmi toutes les rumeurs qui ont couru sur les déviances supposées de Bernard Borrel (adultère, jeux, drogue) la pédophilie sera celle qui reviendra le plus fréquemment. Or, aucun élément du dossier judiciaire ne vient étayer un commencement de début de preuve en la matière. Deux témoins évoquent effectivement le cas dun coopérant à lhomosexualité notoirement connue, à qui il est effectivement prêté des « tendances pédophiles ». Mais ces témoins sont formels, il ne sagit pas de Bernard Borrel. Là encore, cette rumeur est la marque dun savant travail de sape des « services ».
« En réalité, poursuit le témoin, il aurait été assassiné en raison dinformations compromettantes quil aurait recueillies dans le cadre de ses activités professionnelles à Djibouti. » Lespion ne va pas plus loin sur les faits, mais il précise : « cette source ma donné des détails sur la légende construite autour de la mort de Bernard Borrel pour dissimuler lassassinat et également pour que sa mort serve dexemple. » La légende, dans le jargon de la « Piscine », cest la couverture donnée à un agent ou à une cible pour justifier une version officielle crédible.
La « Piscine » est le surnom donné au siège de la DGSE, située boulevard Mortier à Paris, juste à côté de la piscine des Tourelles.
Question de la juge : « vous a-t-il dit si des membres du personnel politique djiboutien étaient impliqués dans cet assassinat ? Réponse de lagent : Il ma dit que des membres des services spéciaux étaient directement impliqués, au moins dans lexécution de lopération. » En se retranchant derrière le secret-défense et la protection des sources du service, ce témoin ne va pas plus loin dans lexplication de texte, mais il conclut son audition par ces phrases sibyllines : « Le sens de la DGSE, son seul sens, cest la raison dEtat. Elle travaille en dehors de la légalité nationale et internationale, avec des procédures clandestines pour obtenir des renseignements. Sa seule légitimité est la raison dEtat. Il peut arriver, comme partout ailleurs, quil y ait des dérives personnelles ou des coalitions dintérêt. Dans ce cas, son travail peut être dévoyé, voire dévergondé. Je pense que cela a dû aussi être le cas à propos du décès de Bernard Borrel. » Que faut-il comprendre à ce commentaire ? Les services spéciaux français ou certains de leurs membres ont-ils une responsabilité dans la mort dun juge, le troisième* magistrat français assassiné depuis le début de la Ve République ? Auraient-ils reçu lordre, dix ans après les faits, de brouiller une nouvelle fois les pistes ? Pour protéger quel secret ? Ou quels intérêts ?
* Le 2 juillet 1975, le juge Renaud, lun des fondateurs du Syndicat de la Magistrature, est abattu en pleine rue à Lyon par trois tueurs. Le 21 octobre 1981, Pierre Michel, juge à Marseille, est abattu par deux tueurs, alors quil enquête sur le réseau de la French Connection, un réseau de trafiquants dhéroïne. Bernard Borrel fut major de sa promotion de lENM, promotion « Juge Michel ».
David Servenay
Le 27/04/05