20/10/06 (B365) RFI (David Servenay) Affaire Borrel : les trois lectures de l’histoire

Dans
un livre paru la semaine dernière, Elisabeth Borrel raconte son combat.
L’occasion de découvrir comment une femme courageuse, et décidée
à obtenir la vérité sur la mort de son mari, magistrat
français retrouvé à moitié calciné en 1995
à Djibouti, a mené une lutte sans merci. Contre ses collègues
magistrats, contre l’opinion et contre deux Etats qui masquent depuis
onze ans une vérité apparemment gênante.

Elle n’en
veut à personne, mais elle ne pardonnera pas. Et la liste est longue
de ceux qui ont soigneusement gardé, depuis onze ans, une parcelle
du secret qui pèse sur l’affaire Borrel. Entre cette armée
de fantômes -pas toujours démasqués- de la «raison
d’Etat» et cette femme souvent seule face à l’ombre
de son mari, on comprend mieux les mécanismes qui font de cette histoire
une affaire d’Etat exemplaire.

«Au
bout de la vérité»

Tout ceux
qui ont eu ou auront un jour l’occasion de croiser Elisabeth Borrel
ont été ou seront surpris par cette volonté farouche
d’aller «au bout de la vérité». Cette façon
d’attaquer les phrases haut perchées, comme un procureur. Ce
rire tranchant qui déstabilise l’interlocuteur. Cette pointe
d’ironie effilée comme un rasoir. Au scalpel -avec l’aide
d’un chirurgien de la plume, le journaliste Bernard Nicolas- elle tire
les mille et un fils de son histoire.

Ce n’est
pas la moindre qualité de ce livre de faire plonger le lecteur dans
une histoire complexe, sans en perdre le sens. Une fois terminée la
page 369, l’impression est très nette: le récit donne
à voir trois lectures de l’histoire.

La première
est un cri solitaire, celui d’une âme blessée. Deux enfants
de cinq et huit ans sur les bras et deux cancers du sein, dont le second fut
publiquement révélé, contre la volonté de la malade,
par un grand quotidien du soir. Livrée sans fausse pudeur, cette confession
éclaire d’un jour singulier le personnage, en martelant que «non
madame Borrel n’est pas folle».

En réalité,
Elisabeth Borrel est une catholique convaincue, une femme généreuse
et une mère comme les autres, avec ses doutes et ses certitudes. On
le savait. D’autres le découvriront. Autant le préciser
: Elisabeth Borrel redoutait le contact des journalistes. «La presse?
Elle me fait peur et depuis longtemps déjà». Puis, à
suivre les pérégrinations de l’affaire, la partie civile
qu’elle est devenue a compris que sans la presse, rien n’avancerait
dans son dossier. Doit-on s’en réjouir? Pas sûr.

S’ouvre
alors aux néophytes la seconde lecture. Page après page, la
liste des dysfonctionnements de l’institution judiciaire, des errements
de la brigade criminelle et des chausse-trappes du ministère des Affaires
étrangères ne cessent de s’allonger. Jusqu’à
l’écœurement. Entre des experts de médecine légale
qui rendent des expertises bâclées, les juges d’instructions
dessaisis parce qu’ils ont effectué une reconstitution sans la
partie civile et des policiers qui cherchent absolument à vérifier
que son mari était un pédophile, la nausée n’est
plus très loin.

Comment
de telles erreurs peuvent-elles se produire? Quels sont les filtres de contrôle
de ces autorités dont le pouvoir est immense? Sont-ils sanctionnés
en cas d’abus? Les amateurs du fonctionnement de l’Etat et de
ses dérives seront servis. Mais, pour ceux qui connaissent les épisodes
précédents (voir les nombreux articles publié ici même,
sur ce site), cette litanie n’offre pas de réelles nouveautés.

«Un
juge assassiné»

La troisième
et dernière lecture d’Un juge assassiné fournit les plus
riches pistes de réflexion. Car si les auteurs de cet assassinat ne
sont encore pas identifiés, ses commanditaires sont omniprésents.
C’est d’ailleurs tout le sens du «J’accuse»
emphatique que l’auteur lance en guise d’épilogue. «Parce
que je suis citoyenne, mère, magistrate, veuve d’un homme que
j’aime, j’exige la vérité. Je ne me détournerai
pas de cette mission, je ne négocierai rien. Que Français et
Djiboutiens qui l’espèrent peut-être le sachent. Je veux
savoir pourquoi, par qui, Bernard Borrel a été assassiné
dans la nuit du 18 au 19 octobre 1995.» Suit en annexe la liste des
personnalités ayant signé «l’appel pour la vérité
sur l’assassinat du juge Borrel» où l’on découvre
que, chez les politiques, pas un responsable de l’UMP ne figure parmi
les signataires. C’est le seul parti à n’être pas
représenté.

En fait,
cette troisième lecture, encore floue, s’alimente de l’omniprésence
des réseaux corses et de l’ex-RPR à Djibouti; de la gêne
des représentants des services secrets français; ou encore de
l’existence d’une franc-maçonnerie locale influente. Ces
réseaux, très présents dans le monde judiciaire, ont-ils
joué leur partition. Comment? Par qui? Pourquoi? Autant de questions
que l’ouvrage laisse ouvertes… mais qu’Elisabeth Borrel
ne renonce pas à éclaircir.

par
David Servenay