21/11/06 (B370) Le Soir (Bruxelles) Djibouti, ses locations de bases militaires et son recours à la torture. (Note de l’ARDHD : l’article fait état des tortures appliquées sur ordre du Gouvernement à l’encontre de Djiboutiens ou de « Voisins », mais aussi, il évoque maintenant de possibles tortures perpétrées par les forces US, qui vont dans le sens des publications d’Amnesty International. (Info lecteur)

Le Soir : édition
du 21/11/2006 | page 15
Enquête – Djibouti – De notre envoyé spécial

C’est
un tout petit bout d’Afrique, un bout de lave au carrefour de la Somalie,
de l’Ethiopie et de l’Erythrée, narguant le Yemen. Un lieu hautement
stratégique, face au Bab el Mandeb, clé d’accès à
la mer Rouge. Un micro-Etat crevant de misère et qui pourtant, s’il
n’était saigné à mort par la prévarication de
ses élites, pourrait financer la totalité de son budget par
les seules aides étrangères.

Les revenus
fiscaux nationaux, tous les revenus du port et de sa zone franche ne viennent
qu’en surplus d’un trésor sur lequel Djibouti veille jalousement :
les locations de bases militaires et leurs revenus indirects. Les armées
de France, des Etats-Unis, d’Allemagne et demain probablement de Grande-Bretagne
ont mis pied à terre à Djibouti, qui pour surveiller le Golfe
d’Aden, qui pour infiltrer la côte de Somalie sans devoir demander la
bénédiction de Mogadiscio, ou orienter leurs batteries de missiles
vers les bases d’activistes islamistes basées au Yémen.

Ici,
on torture. Le fait est commun.

Mohamed
Ahmed Mohamed, syndicaliste djiboutien, bien connu de la Fédération
internationale des droits de l’homme (FIDH), nous donne rendez-vous dans un
hôtel du boulevard Clemenceau pour décrire les traitements reçus
à la prison centrale de Gabode. Son témoignage
est confirmé par un autre syndicaliste, Hassan Cher, depuis peu candidat
réfugié politique en Belgique : « Les geôliers disposent
d’une double chaîne montée en croix, avec un crochet au milieu.

Les quatre
extrémités sont munies de fers pour y attacher les mains et
les pieds.

Cela
n’a l’air de rien, mais les geôliers, pour leur plaisir, attachent
le détenu à cette chaîne puis le pendent à
l’arbre qui se trouve à l’intérieur de la prison. Les
articulations souffrent. C’est intenable plus de dix minutes. Sous la
douleur, j’ai vu un prisonnier déféquer dans son pantalon.
»

Cela,
c’est pour la torture commune, la torture policière dénoncée
de longue date par la FIDH et les syndicats de Djibouti.

Mais ce
5 avril, une autre réalité s’est révélée
grâce à Amnesty International (1) : Djibouti serait aussi utilisé
comme lieu de transit et d’interrogatoire des détenus-fantômes
de la guerre au terrorisme. AI n’a révélé qu’une part
des dossiers qu’ils détiennent, dont le témoignage de Muhammad
al-Assad, arrêté à Dar es Salaam, en Tanzanie, le 26 décembre
2003, et « exfiltré peu avant l’aube le jour suivant ».
Il sera détenu en Afghanistan, puis au Yemen.

«
Des sources en Tanzanie disent que (Muhammad) a été transporté
à Djibouti dans un petit avion américain, note le rapport d’Amnesty.
Muhammad al-Assad dit que là, il a été questionné
par des officiels américains, un homme et une femme, qui lui ont dit
qu’ils étaient du FBI. Une photo du président
de Djibouti (Ismail Omar Guelleh) pendait au mur de la salle d’interrogatoire.

Muhammad al-Assad a passé deux semaines dans ce lieu avant d’être
préparé pour un autre transfert. Il pense qu’il s’agissait cette
fois d’un avion plus grand puisqu’il a pu y entrer sans courber la tête
ou se pencher. . . »

Le Soir,
en coopération avec Amnesty International-Londres, a tenté d’en
savoir plus sur l’existence d’un lieu secret de détention et interrogatoire
à Djibouti. Une piste d’autant plus intéressante qu’en mars
2005, le général américain John Abizaid avait déclaré
au Sénat américain : « Djibouti nous a donné un
soutien extraordinaire tant pour les bases et l’entraînement militaire
que pour les opérations anti-terroristes. »

Nous avons
effectivement retrouvé un lieu en périphérie de Djibouti-city,
en bordure de l’aéroport international Ambouli, que la rumeur de la
capitale suspecte d’avoir abrité ce genre de détenus-fantômes.

C’est
une villa blanche de plain-pied, un « T3 » : deux chambres, un
salon, avec cuisine et salle d’eau. Pas de caves. Les voisins immédiats
sont français puisque l’immeuble se trouve dans le lotissement de l’aviation
civile française. La description du lieu, transmise à Muhammad
al-Assad, est conforme à ses souvenirs.

Nous avons
retrouvé le garde. Ce qu’il raconte est étonnant : cette villa
« existerait » depuis deux ans, et serait connue du service de
renseignements djiboutien. Mi-2005, en juin ou juillet, trois « Arabes
de petites tailles » y auraient été détenus, ainsi
qu’un « Africain de l’Ouest », qui semblait « très
fatigué ».

Le
garde fait également mention de la détention en 2006 de «
trois femmes éthiopiennes ».

Or Amnesty
a lui aussi eu vent d’une autre disparition, en Tanzanie toujours mais en
2005 cette fois, le prisonnier ayant peut-être été lui
aussi renvoyé à Djibouti. Quant aux « femmes éthiopiennes
» signalées en 2006, cela cadre avec la répression des
Oromos, considérées comme « terroristes » par Addis-Abeba.

Interrogé
sur la possibilité que la République serve de lieu de transit
pour les détenus-fantômes, le président Ismail Omar Guelleh
dénie, avant de préciser qu’en réalité il ne disposerait
pas de pouvoirs de contrôle : « Qu’on nous le prouve ! Ce qui
se trouve dans Camp Lemonier (la base militaire louée par les Etats-Unis),
nous n’y avons pas accès ».

(1)
Amnesty International, « USA : Below the radar – Secret flights to torture
and disappearance », 5 avril 2006.