20/02/07 (B383) LE MONDE : les trois morts du Juge Borrel.

Bernard
Borrel est mort plusieurs fois.

Le corps
de ce juge de 39 ans a été retrouvé, à Djibouti,
à moitié brûlé, au matin du 19 octobre 1995. Il
était couché en position foetale, au milieu des rochers, face
à l’ïle du Diable et à la mer. La version du suicide s’est
aussitôt imposée : le juge aurait enlevé son short, se
serait aspergé d’essence, aurait jeté le jerrican, allumé
un briquet puis dévalé une pente à pic, le corps embrasé.
Il se serait écroulé plusieurs mètres en contrebas, après
avoir marché pieds nus sur des rochers escarpés, et cependant
la plante de ses pieds était intacte.

C’est
la première mort du juge.

Cette
version a été modifiée après une reconstitution
sur place :

pour
sa deuxième mort,
le juge se serait arrosé d’essence,
serait descendu au fond du ravin avant de s’immoler et de parcourir quelques
mètres pour mourir.

La thèse
du suicide est restée vérité judiciaire pendant des années.
Les juges Marie-Paule Moracchini et Roger Le Loire, dessaisis de l’enquête
en juin 2000, les enquêteurs de la brigade criminelle, le Quai d’Orsay
et l’Elysée en étaient convaincus. La plupart le sont encore.
Pas sa veuve, Elisabeth Borrel, qui décrit son combat dans Un Juge
assassiné (Flammarion, 378 p., 20 €).

Ni la
juge d’instruction Sophie Clément – cinquième magistrat chargé
du dossier – qui a délivré le 19 octobre deux mandats d’arrêts
internationaux contre deux anciens prisonniers djiboutiens pour "assassinat".

Après
une nouvelle reconstitution en 2002, des expertises supplémentaires
et une autre autopsie, le scénario le plus probable aujourd’hui est
le suivant : Bernard Borrel aurait été assommé. Son corps
aurait été aspergé de liquides inflammables puis brûlé
à l’endroit où son cadavre a été retrouvé.

C’est
la troisième mort de Bernard Borrel.

Il avait
une lésion crânienne, jamais décelée auparavant
; il n’aurait pas pu s’asperger d’essence tout seul ; les deux liquides inflammables
venaient de deux bidons différents, or un seul a été
retrouvé sur place. "Il peut s’agir aussi d’un autre scénario
auquel nous n’avons pas pensé, mais l’hypothèse d’une immolation
par le feu, c’est non", explique Patrice Mangin, de l’institut médical
de Lausanne, qui a conduit les expertises. En avril, deux empreintes génétiques
masculines ont été découvertes sur le short du juge.

Onze ans
après, la justice ne sait donc toujours pas comment est mort le juge
Borrel, ni pourquoi, ni par qui il a été tué. Onze ans
d’enquêtes, de secrets, de passions, de manipulations, de polémiques,
par médias et prétoires interposés, entre les tenants
du suicide et ceux de l’assassinat. En onze ans, la mort de Bernard Borrel
est devenue une affaire d’Etat, qui a failli provoquer la rupture des relations
diplomatiques avec Djibouti.

Le président
djiboutien, Ismaël Omar Guelleh, surnommé IOG, vient encore de
rugir contre des magistrats qui "n’hésitent pas à insulter
(s)a personne, mais aussi le peuple djiboutien et toute l’Afrique, en disant
que tous les chefs africains sont des voleurs, des assassins".

Mohammed
Saleh Alhoumekani a raconté son histoire des dizaines de fois depuis
janvier 2000 et prend plaisir à le faire encore. C’est le témoignage
de cet ancien garde présidentiel qui a transformé la mort du
juge en affaire d’Etat. Attablé dans un café bruxellois, il
prend un crayon pour dessiner le plan du palais présidentiel. "J’étais
là, avec IOG, (alors chef du cabinet du président). Le palais
était désert. C’était un jeudi, avant 14 heures, le week-end
venait de commencer.

Nous avons
vu arriver des voitures d’où sont descendus le chef des services secrets,
Hassan Saïd, le chef de la gendarmerie, le colonel Mahdi, un Français,
Alain Romani." Deux prisonniers, qui font aujourd’hui l’objet d’un mandat
d’arrêt international, les accompagnent : Hamouda Hassan Adouani et
Awalleh Guelleh, qui dit : "Le juge fouineur est mort, il n’y a plus
de traces."

Alain
Romani, fils du trésorier de l’ancien président djiboutien,
est l’ancien gérant du café L’Historil. Hamouda Hassan Adouani
a été condamné pour l’attentat contre ce même café,
qui a fait 14 morts en 1986. Awalleh Guelleh a été, lui, condamné
pour un attentat contre un autre établissement, Le Café de Paris
en 1990, où il y eut un mort.

Le témoignage
d’Alhoumekani a été jugé peu crédible par les
juges Le Loire et Moracchini. Il a ensuite été conforté
par d’autres réfugiés djiboutiens. Ali Iftin, son ancien supérieur,
a expliqué qu’il avait été contraint par le chef des
services secrets, Hassan Saïd, de faire un faux témoignage mettant
en cause Alhoumekani. Hassan Saïd a fait l’objet en octobre d’un mandat
d’arrêt pour "subornation de témoins", tout comme le
procureur de la République, Djama Souleiman, qui a essayé de
convaincre Alhoumekani de revenir sur sa déposition.

Autre
témoin, Mahdi Ahmed Robleh, un ancien gardien de prison, lui aussi
réfugié à Bruxelles. Il est plus jeune et moins sûr
de lui, parle mal le français et s’exprime en somali. Il est inquiet
de ne pas avoir reçu ses papiers de régularisation. "Vers
minuit, une heure du matin, mon chef m’a demandé d’ouvrir les portes
pour laisser entrer trois véhicules, qui sont venus chercher Adouani,
explique l’ancien gardien. J’ai reconnu Hassan Saïd et le colonel Mahdi.
Le lendemain, à 14 h 30, j’ai vu Awalleh Guelleh lors de sa promenade.
Je lui ai demandé pourquoi Adouani était sorti. Il m’a répondu
: "Laisse tomber ça ne te concerne pas. Tu es un père de
famille, t’auras pas de problèmes.""

"On
est chez les fous !, tempête Me Francis Szpiner, qui défend Djibouti.
Il est absurde de penser qu’il y a besoin d’une réunion pour que trois
rigolos viennent donner au chef de cabinet qui chapeaute les services secrets
une information que tout le monde connaît depuis le matin !" Il
s’interroge sur les motivations de ces témoins, proches de l’opposition,
qui demandent l’asile politique.

"Il
est impensable que mon client ait pu participer à cette réunion,
c’était un ennemi d’IOG, explique l’avocat d’Awalleh Guelleh, Me Mohammed
Aref.

Et pourtant
je crois que Bernard Borrel a été assassiné. Je l’ai
vu le jour de sa mort et il m’a proposé que l’on se voie dans les prochains
jours." Adouani a appris qu’il était recherché en regardant
Al-Jazira, chez lui à Bizerte en Tunisie.

Il clame
son innocence et se dit prêt à témoigner et à se
soumettre à des tests ADN. Le détenu a été gracié
par le président djiboutien en juillet 2000, peu après avoir
été interrogé par la justice française. Awalleh
Guelleh, lui, s’est évadé en 1997. Ceux qui ne croient pas à
la piste de la juge clament en choeur : "Pourquoi n’y a-t-il pas de mandat
contre Alain Romani ?"

Parce
qu’"il a un alibi. Il était à la Réunion. Nous avons
fourni des pièces", souligne son avocat, Me Bernard Revest.

Selon
nos informations cependant, les factures de Carte bleue fournies porteraient
la signature de la femme d’Alain Romani mais pas la sienne.