10/03/07 (B386-A) Le Monde / Somalie : les prisonniers fantômes d’Afrique de l’Est. Sous la plume de Jean-François Remy. (Selon l’auteur des prisonniers pourraient avoir été transférés à Djibouti afin d’y être interrogés « sans délicatesse »

Le premier
point d’ancrage de ce réseau se trouve au Kenya.

Une vague d’arrestations y a commencé, au début du mois de janvier, alors
que les troupes éthiopiennes achevaient de chasser du pouvoir, en Somalie
voisine, les forces de l’Union des tribunaux islamiques. Au sein de ce
mouvement hétéroclite se trouvaient des éléments extrémistes soupçonnés
d’héberger un petit groupe d’hommes liés au mouvement djihadiste Al-Qaida,
ainsi que des combattants « étrangers » accusés par l’Ethiopie d’être
liés à des organisations « terroristes ».

Des ressortissants de pays arabes, européens ou nord-américains s’étaient
bien glissés dans les rangs des Tribunaux islamiques. Restait à établir
s’ils entretenaient effectivement des liens avec des groupes proches d’Al-Qaida,
comme l’affirment les autorités éthiopiennes.

Pour le déterminer, un dispositif a été mis en place, côté kényan, pour
arrêter les combattants islamistes fuyant la Somalie. Le filet s’est refermé
aussi bien sur des hommes que sur des femmes et des enfants qui tentaient
d’échapper aux combats. Le nombre exact des personnes placées en détention
dans des postes de police, surtout à Nairobi, ne peut être établi avec
exactitude, la plupart des détenus n’ayant pas pu entrer en contact avec
l’extérieur.

En février, la Commission nationale des
droits de l’homme du Kenya (KNCHR) a dénoncé « l’arrestation arbitraire
et la détention, hors de tout cadre légal, de plus de soixante-dix Kényans
et non-Kényans »
.
Njonjo Mue, conseiller de la KNCHR,
se désole encore : « Nous avons demandé à avoir accès aux détenus. Cela
nous a été refusé, sans explication. »

Depuis plusieurs semaines, le Forum pour les droits de l’homme des
musulmans (MHRF) s’efforce de dresser des listes de ces détenus, incomplètes
par définition. Leur dernière évaluation,
vendredi 9 mars, estime à présent à 155 le nombre des détenus qui ont
finalement été transférés en Somalie.

« Nous avons pu voir certains détenus en nous rendant dans les postes
de police le soir, quand il est plus facile de soudoyer les officiers
de garde »
, note un responsable du MHRF, qui ajoute : « Nous avons
recueilli des témoignages de détenus qui ont été sortis de leur cellule
et amenés dans des hôtels de la ville pour y être interrogés par des agents
britanniques ou américains, puis ramenés dans leur lieu de détention,
sans pouvoir être assistés par un avocat. »

Les cellules kényanes, dans l’intervalle,
ont été vidées. Dix de leurs occupants ont été libérés, tandis que la
majorité a été transférée en Somalie.
Les détenus se trouvent
à présent à Mogadiscio, notamment dans un centre de détention à l’aéroport,
ou à Baidoa, « capitale bis » du Gouvernement fédéral de transition (GFT)
appuyé par l’Ethiopie.

Mais la Somalie n’est qu’un point de passage vers d’autres lieux
de détention. Sur les 155 personnes en provenance de Nairobi qui y ont
été envoyées, représentant, selon le KNCHR, 22 nationalités, un nombre
important a déjà été transféré en Ethiopie pour y être interrogé et où,
relève Amnesty International, les détenus sont « exposés au risque de
tortures et de mauvais traitements »
.

Parmi
les « transférés » de Nairobi, se trouvent des Kényans déportés par
leur gouvernement, comme Bashir Hussein Mohammed Chirag. Arrêté en janvier,
il a été détenu au poste de police de l’aéroport de Nairobi, où sa famille
a pu le voir juste avant que les autorités l’envoient en Somalie. A Mogadiscio,
il est parvenu à passer un dernier appel téléphonique avant d’être envoyé
en Ethiopie.

Halima Badruddin
Hussein et ses trois enfants se trouvent aussi, selon toute vraisemblance,
en Ethiopie. Expulsée début février, cette Comorienne est l’épouse de
l’homme le plus recherché de Somalie, Fazul Abdallah Mohamed, qui figure
en quatrième position sur une liste de treize personnes (en tête de laquelle
se trouve Oussama Ben Laden), recherchées par la police fédérale américaine
(FBI) pour leur implication présumée dans les attentats contre les ambassades
des Etats-Unis à Nairobi (Kenya) et Dar es-Salaam (Tanzanie).

En août 2003,
Fazul Abdallah Mohamed avait échappé à la police kényane qui tentait de
l’arrêter à Mombasa, sur la côte, avant de retourner se réfugier à Mogadiscio.
Il est également soupçonné d’avoir orchestré depuis la Somalie l’attentat
anti-israélien de Mombasa, en novembre 2002. Depuis, il se cache toujours
en Somalie. Jusqu’ici, selon des sources concordantes, aucun des responsables
considérés comme « extrémistes » n’a été arrêté dans le coup de filet
au Kenya.

Addis-Abeba
n’est sans doute pas la seule destination des suspects déportés par le
Kenya. Selon une source somalienne
qui a mené sa propre enquête, difficilement vérifiable, certains suspects
seraient également transférés à Djibouti,
où se
trouve la seule base américaine d’Afrique, ou à Godé, ville de la province
éthiopienne de l’Ogaden, frontalière de la Somalie, où se trouvent aussi
des soldats américains.

Cette source
affirme avoir pu entrer en contact avec des détenus à Godé. Ces derniers
auraient aperçu, dans des cellules voisines, « des ressortissants de
pays arabes arrêtés au Proche-Orient et amenés à Godé pour y être interrogés
et torturés »
. Selon certaines sources, des suspects arrêtés au Kenya
pourraient avoir été transférés vers d’autres pays. La Jordanie et le
sultanat d’Oman sont cités comme des destinations probables, sans qu’il
soit possible d’établir le rôle éventuel des Etats-Unis dans ces transfèrements.