11/06/07 (B399) Journal du Dimanche / Borrel: Les documents qui accusent l’Etat (Info lectrice)

Par Michel DELEAN
Le Journal du Dimanche

Rebondissement dans l’affaire Borrel, retrouvé mort à Djibouti
en 1995. Des notes inédites mettent en cause la chancellerie, qui aurait
encouragé le transfert du dossier aux autorités De Djibouti.
Pourtant, des officiels djiboutiens sont soupçonnés d’avoir
fait assassiner le juge français, et en particulier l’actuel président
Ismaël Omar Guelleh, alors chef des services secrets.

L’affaire Borrel, du nom du juge français retrouvé mort
à Djibouti en 1985, menacerait l’Etat.

Justice et raison d’Etat ne font pas toujours bon ménage. C’est ce
qu’attestent plusieurs pièces du dossier Borrel, notamment des courriers
inédits, saisis lors des perquisitions des juges Fabienne Pous et Michèle
Ganascia aux ministères de la Justice et des Affaires étrangères,
et que le JDD a pu consulter. Ces documents le montrent, l’appareil d’Etat
a tout fait pour préserver d’excellentes relations avec Djibouti, où
est implantée la plus grosse base militaire française en Afrique,
cela alors que des officiels djiboutiens sont fortement soupçonnés
par la justice française d’avoir fait assassiner le juge Bernard Borrel
en 1995.

La procédure des juges Pous et Ganascia fait suite à une plainte
pour « pressions sur la justice » déposée par Elisabeth
Borrel, la veuve du magistrat, après un communiqué étonnant
du Quai d’Orsay, le 29 janvier 2005, annonçant qu’une copie du dossier
judiciaire français pour « assassinat » allait être transmise
aux autorités de Djibouti, alors même que la juge Sophie Clément
avait fait savoir officieusement qu’elle s’y opposerait. L’actuel procureur
général de Paris, Laurent Le Mesle – alors directeur de cabinet
du garde des Sceaux Dominique Perben -, explique dans un rapport du 22 mars
dernier au directeur des Affaires criminelles et des grâces à
la chancellerie : « A l’époque, il allait de soi que la copie serait
délivrée aux autorités djiboutiennes, sous réserve
des pièces déclassifiées. Personne n’avait évoqué
l’hypothèse inverse. Au contraire, le précédent refus
opposé par le magistrat instructeur n’était justifié
que par la forme de la demande et non par le principe lui-même. »
Or cette affirmation du haut magistrat est contredite par un courrier saisi
au Quai d’Orsay.

La version officielle est contredite par les notes qui viennent d’être
saisies

Une note d’un diplomate au directeur de l’Afrique et de l’océan
Indien du Quai d’Orsay, manifestement datée du 5 janvier 2005 (elle
porte la mention « 5 janvier 2004 » à la suite d’une erreur
de frappe), évoque les demandes répétées du procureur
de Djibouti Ali Souleiman, dès juin 2004, puis du ministre de la Justice
de Djibouti pour que la France transmette une copie du dossier d’assassinat.
On y lit : « Il n’est cependant pas certain que la chancellerie accède
à cette demande de transmission : la juge d’instruction Sophie Clément
a fait connaître (dans la presse) son hostilité à cette
transmission, car M. Souleiman est mis en cause dans un volet annexe de cette
procédure. » Laurent Le Mesle pouvait-il ignorer ce que savait
ce diplomate, alors que le Quai d’Orsay était informé par la
Place Vendôme ? Le procureur général n’a pas souhaité
répondre aux questions du JDD sur ce sujet, à cause du devoir
de réserve et surtout parce que ces deux dossiers sont instruits dans
le ressort de son parquet. Dans un communiqué diffusé hier après-midi,
en réaction à une enquête du Monde sur l’affaire Borrel,
il déclare avoir « toujours agi dans le respect de la loi et des
responsabilités qui étaient alors les siennes ».

« A l’époque, la chancellerie s’est fondée sur le premier
rapport du parquet de Paris, qui ne faisait état que d’un problème
de forme dans la demande des autorités de Djibouti », croit savoir
une source judiciaire plaidant la bonne foi. « Le raisonnement était
le suivant : la convention d’entraide pénale bilatérale entre
la France et Djibouti autorisait ces échanges, ce qui a d’ailleurs
permis aux magistrats français d’aller enquêter à Djibouti.
Au moment du communiqué, la position de Mme Clément n’était
pas rendue. L’important, au final, est que le gouvernement a suivi l’avis
de Mme Clément, et que le dossier n’a pas été transmis.
Il n’y a donc eu aucune pression, et d’ailleurs l’instruction pour assassinat
menée par Mme Clément progresse. »

Entendu comme témoin assisté, l’ancien directeur de
cabinet du Quai d’Orsay, Pierre Vimont, a déclaré que le communiqué
du Quai d’Orsay avait été publié avec l’accord de son
homologue Laurent Le Mesle.
Quant à l’ancien porte-parole
du Quai et actuel ambassadeur à Pékin, Hervé Ladsous,
témoin assisté lui aussi, il a lâché : « Il
y a visiblement quelqu’un qui a fait une grosse boulette à la chancellerie. »
Une note de 2005, saisie au Quai d’Orsay, évoque d’ailleurs le risque
que le garde des Sceaux Dominique Perben soit « poursuivi par Mme Borrel
pour forfaiture » en cas de transmission hasardeuse du dossier principal.

Comme le révèle Le Monde daté
d’aujourd’hui, le dossier des juges Pous et Ganascia comporte d’autres surprises
: c’est la France elle-même qui a suggéré à Djibouti
de l’attaquer devant la Cour internationale de justice (CIJ) pour contourner
le refus de la juge Clément de communiquer son dossier. Djibouti a
bien déposé plainte contre la France, en janvier 2006, à
La Haye.

Les trois volets du dossier

Alors en détachement à Djibouti, le juge Bernard Borrel
a été retrouvé mort le 19 octobre 1995, le corps partiellement
calciné, en bas d’un ravin.

La thèse du suicide a été
rapidement avancée, mais une information judiciaire pour assassinat,
menée depuis 2002 par la juge Sophie Clément, fait peser des
soupçons sérieux sur des dirigeants de Djibouti, dont l’actuel
président Ismaël Omar Guelleh, alors chef des services secrets.

L’hypothèse étant que le juge Borrel ait, à l’époque,
découvert quelque affaire sensible.

Des pressions exercées par des officiels de Djibouti sur deux
anciens militaires mettant en cause l’entourage du président Guelleh
ont, par ailleurs, déclenché une information judiciaire pour
« subornation de témoins », qui est instruite à Versailles.

L’actuel chef des services secrets ainsi que le procureur général
de Djibouti sont visés dans cette deuxième procédure.

Enfin, une troisième information judiciaire pour « publication
de commentaires en vue d’influencer une décision de justice » est
confiée depuis 2005 aux juges Pous et Ganascia.
Après
avoir perquisitionné les ministères de la Justice et des Affaires
étrangères, en avril dernier, les magistrates ont été
refoulées de l’Elysée le 2 mai.