30/08/07 (B410) RUE 89 – Affaire Borrel: entre infamie, raison d’Etat et trahison (Info lectrice)

Par Jean de Maillard (Magistrat)

Il aura fallu tout l’acharnement d’une femme seule contre toutes les instances de l’Etat pour faire apparaître au grand jour ce qu’aujourd’hui on ne peut plus cacher: l’assassinat à Djibouti de son mari, le juge Borrel, a donné lieu aux pires infamies qu’on puisse imaginer.

Dans une démocratie, assassiner un juge devrait au moins être un crime suprême, surtout quand c’est un crime d’Etat. Parce qu’on attente aux fondements de l’ordre social, sans lequel l’humanité sombre dans la négation d’elle-même. Or qu’a-t-on vu dès la mort du juge ?

La police –française, je précise– acharnée à maquiller le crime en suicide, et une justice –française encore, j’en ai honte– obstinée à falsifier l’enquête, le tout sur fond de rumeurs odieuses visant à discréditer la victime. Triste République! Il a fallu un sursaut de la Cour de cassation pour dessaisir les juges, confiant à d’autres le soin de rendre au moins sa dignité au mot "justice".

Il aura fallu aussi que ces nouveaux juges se battent contre l’Etat français lui-même, à ses plus hauts niveaux, pour tenter d’arracher des fragments de vérité à la raison d’Etat. En pleine campagne électorale, quelques jours avant la fin du mandat de M. Chirac, un juge d’instruction s’est vu encore interdire une perquisition par le pouvoir, tandis que les broyeuses de l’Elysée devaient tourner à plein régime.

Heureusement, même les crimes d’Etat ne sont pas parfaits.

Avec une main plus heureuse, les juges d’instruction ont trouvé au ministère de la Justice –on croit rêver– et au ministère des Affaires étrangères –on est pantois– la preuve que non seulement l’affaire Borrel était une affaire d’Etat (on le savait déjà), non seulement que les plus hautes instances de la République avaient conspiré pour empêcher la justice de passer –on en avait déjà eu la preuve–, mais que la raison d’Etat s’était muée en trahison.

Le juriste que je suis a toujours le réflexe d’aller consulter les codes, même si ce n’est pas son premier geste. L’article 411-5 du Code pénal punit de dix ans de prison "le fait d’entretenir des intelligences avec une puissance étrangère (…) lorsqu’il est de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation".

La mort d’un juge français, assassiné en fonction par une puissance étrangère, porte-t-elle oui ou non atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ?

S’entendre avec une puissance étrangère pour faire condamner son pays par la Cour internationale de justice, à seule fin de contourner la décision d’un juge qui veut protéger son enquête, est-il oui ou non un acte de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ?

La nausée qui prend le simple citoyen que je suis n’empêche pas que je m’interroge.

La raison d’Etat, aussi vieille que la politique, est aussi l’une de ses nécessités. J’en conviens.

Mais la question, de nos jours, est de savoir si la raison d’Etat doit comporter des limites et si on peut lui imposer au moins certaines règles. Ne serait-ce que celles qui préservent la République et la démocratie d’indignités pires encore que celles que la raison d’Etat doit laisser à jamais cachées.

Dans l’affaire djiboutienne, on connaît les enjeux: dernière base militaire française en Afrique, le Président voyou de ce pays fait payer cher à la France, en espèces sonnantes et trébuchantes, le chantage d’aller se vendre plutôt aux Américains.

Mais si Paris valait bien une messe, Djibouti vaut-il l’enfer ?

Puisqu’il faut être cynique en ce domaine, plutôt que de cajoler un personnage sanguinaire et corrompu dont la fidélité à la France est le pari le moins sûr, n’existe-t-il pas d’autres procédés pour parvenir à un résultat moins déshonorant ?

Une démocratie digne de ce nom devrait aujourd’hui s’interroger sur ce que doit être encore la raison d’Etat. Doit-elle avoir des limites ? Doit-elle rester le choix que fait un seul homme dans le secret de sa conscience ? Qu’est-ce qui nous garantit que l’intérêt du pays soit seul à dicter ses choix ? Comment prémunir une Nation des compromissions que des hommes, oublieux des devoirs de leur charge, osent commettre en son nom ?

Il n’y a de pas réponse simple, ni facile.

Les errements de notre République montrent pourtant qu’il serait temps d’y réfléchir, si nous ne voulons pas y perdre définitivement notre âme.