29/10/07 (B419) Aujourd’hui l’Afrique / Diibouti : Approche d’un crime politique

(Article publié dans la Revue « Aujourd’hui l’Afrique » N° 103 de mars 2007 – Revue de l’AFASPA – Avec l’aimable autorisation de la rédaction)

AVERTISSEMENT : le texte a été numérisé avec un logiciel de reconnaissance de caractères (OCR). Il est possible que des coquilles apparaissent et nous prions les lecteurs de nous excuser.

Jean Chatain

« Un juge assassiné », ouvrage consacré par son épouse à Bernard Borrel, assassiné à Djibouti en octobre 1995, confirme les réseaux de complicité tissés entre Paris et Ismaèl Omar Guelleh. Près de douze ans après le meurtre, la vérité demeure en attente.

Ce livre (1) rédigé avec le concours de Bernard Nicolas, journaliste à Canal +, raconte une interminable et toujours inachevée quête de la vérité.

Celle menée par Elisaheth Borrel, épouse du juge Bernard Borrel,dont le corps calciné avait été découvert, le 19 octobre 1995, dans un lieu désertique et rocailleux à 80 kilomètres de Djihouti. Le magistrat coopérait depuis un an au ministère de la Justice de Djibouti.

Avant même que le corps ne soit enlevé, l’ambassade de France diffuse un communiqué catégorique « Bernard Borrel s’est donné la mort ». Une thèse commune aux autorités des deux pays, qui perdurera jusqu’en 2002. Elle est assénée sans le moindre ménagement à Elisabeth Borrel par le consul Philippe Guérin se présentant à son domicile « Votre mari est mort, il s’est immolé par le feu au Goubet »…

Dans les heures suivantes, un autre visiteur, Jean-Claude Sapkas, conseiller juridique français auprès de la présidence de Djibouti, vient présenter ses condoléances, assorties d’une demande insolite celle de chercher un document que Bernard aurait pu avoir et qui pouffait « être compromettant » pour certains Français de Djibouti.

Un papier qui pourrait mettre notamment en danger » le capitaine Luc Auffret, chef de la prévôté (la gendarmerie française à Djibouti), ajoute-t-il comme seule précision.

Les recherches faites ne donnent rien.

Quelques jours plus tard, la famille regagne Toulouse, où Elisabeth. elle-même juge, était en poste auge des tutelles) avant son expatriation. Le corps est rapatrié deux semaines après et enterré le 4 novembre. Elisabeth Borrel sort progressivement de son hébétude et commence à poser des questions. Les réponses font sursauter la magistrate le corps de son mari n’était que partiellement calciné (on lui avait assuré le contraire pour la dissuader de le voir), pas d’autopsie, un ‘blanc’ accompagnait son mari hors de la ville de Djibouti le soir du 18 octobre 1995…

Commence alors son parcours du combattant.

Décembre 1995, ouverture d’une information judiciaire au tribunal de grande instance de Toulouse… Février 1996, une première autopsie est enfin ordonnée, dont les résultats ne seront communiqués que de longs mois plus tard…

Novembre 1997, l’enquête est dépaysée à Paris et confiée aux deux juges Marie-Paul Moracchini et Roger Le Loire, lequel avait lui-même été en poste à Djibouti…

Avril 2000, un rapport d’experts reprend la thèse du suicide…

Juin 2000, les juges Moracchini et Le Loire sont dessaisis. L’affaire est confiée aux juges Jean- Baptiste Parlos, puis Sophie Clément…

31 octobre 2002, une nouvelle expertise conclut à l’assassinat et révèle que le médecin-chef du centre hospitalier des armées (françaises) ayant examiné le corps sept ans plus tôt s’était montré pour le moins incompétent (un enfoncement du crâne et une fracture du bras auraient échappé à son observation ; ajoutons que les radios alors faites avaient été déclarées perdues sitôt qu’une demande de consultation était parvenue à Djibouti 1)…

Novembre 2003, la juge Clément demande la déclassification de documents estampillés « secret défense ». La réponse de Michèle Alliot-Marie mettra des mois à se faire connaître, et,

en mars 2004, ne concernera qu’un nombre dérisoire (une vingtaine) des pièces en question un geste qui ne dissipe guère, donc, la loi du silence manifestement en vigueur…

Octobre 2005, dixième anniversaire, une cinquantaine de personnalités (2) signent un « appel pour la vérité sur l’assassinat du juge Borrel >. Dans une conférence de presse, Elisabeth Borrel dénonce les rumeurs mises en circulation pour détruire l’image de son époux (accusation de pédophilie) ou elle- même (hystérie), ajoutant dans son livre qu’elle avait mis du temps à comprendre « que les autorités de mon propre pays étaient derrière ce maquillage, cette mise en scène et cette version ignoble dit suicide. On n’a jamais eu de preuves du suicide mais, quand on a eu la preuve de l’assassinat, les obstructions n’ont pas cessé »…

Entre temps, plusieurs coups de théâtre.

Lieutenant de la garde présidentielle au moment des faits, Mohamed Saleh Aloumekhani a, en novembre 1999 fui Djibouti pour Bruxelles, et, là, il parle « Le 19 octobre 1995, je suis de service. Il était un peu moins de 14 heures et je me trouve dans les jardins du palais en compagnie d’Ismaèl Omar Guelleh (pas encore chef de l’Etat, mais, à l’époque, chef de cabinet de son prédécesseur Gouled Aptidon, ndlr)…

Je vois arriver deux voitures, des 4X4. Cinq personnes en sortent. Je les connais toutes » (Hassan Saïd, chef des services secrets, le colonel Mahdi, chef de corps de la gendarmerie, « un Français » dont il ne donne pas l’identité et « deux types condamnés pour terrorisme et qui auraient dû être en prison », ndlr). Ils rejoignent Guelleh et l’un d’eux lui confie en langue somalie « Le juge fouineur est mort, et ii n’y à plus de traces ». Guelleh aurait alors demandé s’il était sûr que toutes les indices avaient bien été effacés, « les autres l’ont rassuré et ils ne sont pas restés très longtemps ».

Une pluie de démentis indignés tombe de Djibouti.

Dont celui d’Ali Abdilahi Iftin, chef de la garde présidentielle. Ce dernier prendra lui aussi la fuite un peu plus tard pour se réfugier en Ethiopie. De là, il reconnaît avoir rédigé sa lettre « sous la contrainte », précisant que les termes lui avaient été dictés par Hassan Saïd. Il aurait obéi pour protéger sa vie et celle de sa famille…

Des preuves matérielles s’accumulent également.

Une nouvelle expertise révèle que deux liquides inflammables différents ont été utilisés pour brûler le corps de Bernard Borrel. Et, en mai 2006, une recherche réalisée sur le short de ce dernier (retrouvé près de sa voiture) que deux ADN distincts ont été trouvés en plus de celui de la victime. Conclusion de l’expert ces traces ont été laissées par les hommes qui ont porté le corps, avant de le déshabiller et de le précipiter dans les rochers…

Nombre d’autres faits seraient à citer, qui font la trame du livre d’Elisabeth Borrel auquel nous renvoyons le lecteur. Une certitude s’en dégage, celle de la collusion flagrante des autorités djiboutienne et française pour entraver toute recherche de la vérité. Et une interrogation toujours sans réponse aujourd’hui : pourquoi un tel entêtement dans le refus de répondre et le mensonge pur et simple ? Plusieurs hypothèses sont évoquées.

La plus fréquemment retenue est que Bernard Borrel, de par ses charges, aurait recueilli des informations gênantes pour l’actuel président Guelleh sur l’attentat commis en septembre 1990 au Café de Paris (un mort et onze blessés), lieu traditionnel de rendez-vous de la diaspora française. Attentat qui avait servi de coup d’envoi et de prétexte à de véritables rafles décimant l’opposition politique. Il est aussi question de trafics d’armes, dont Djibouti est une plaque tournante. Elisaheth Borrel évoque un autre trafic, celui de l’uranium, qui impliquerait des lobbies africains et des sociétés européennes. Rien n’interdit de penser que ces motifs ne se contredisent pas mais ont pu au contraire s’additionner.

Première base militaire française en Afrique et disposant d’un emplacement géostratégique précieux, Djibouti constitue un enjeu essentiel pour l’Elysée comme pour les ministères de la Défense et des Affaires étrangères. Ismaél Omar Guelleh sait le rappeler brutalement qualifiant le meurtre « d’affaire franco-française », il multipliait, début 2005, en pleine campagne présidentielle, les gestes de courroux (menace d’expulsion de coopérants français, interdiction des émissions de RFI) et jonglait plus qu’allusivement avec l’idée d’un renversement d’alliance au détriment de Paris et au profit de Washington (au nom de la lutte contre le terrorisme, une base US voisine désormais celles, plus anciennes, de l’armée française).

Jacques Chirac a bien saisi le message, qui, le 17 mai 2005, déroulait le tapis rouge élyséen au profit de son homologue djiboutien réélu dans des conditions que, seuls les dirigeants français n’ont pas jugé scandaleuses. Il est vrai que Guelleh avait franchi un nouveau pas, accomplissant sa première visite officielle à Washington avant d’effectuer le traditionnel voyage post-électoral dans l’ancienne métropole coloniale.

En fermant le livre d’Elisabeth Borrel, une question vient à l’esprit que serait-il advenu si l’épouse du « juge fouineur », même dotée d’une égale pugnacité, n’avait pas été elle aussi magistrat 7 Repérer les pièges et les sauter les uns après les autres suppose une familiarité et une maîtrise des procédures que seule l’expérience professionnelle permet d’acquérir. Sans doute est-ce cela qui a permis le grain de sable dans le mécanisme prévu pour occulter un crime d’Etat. Sans garantie de jamais accéder à la vérité.

(Novembre 2006)

(1) Elisabeth Borrel « Un juge assassiné ». 380 pages. Prix 21 euros. Flammarion, octobre 2006.

(2) Liste très diverse, puisque allant du juge espagnol Balthazar Garzon à Marie-George Buffet, la sénatrice Nicole Borvo (PCF) le député Arnaud Montebourg (PS), l’ex-ministre Corinne Lepage (UDF), la sénatrice Dominique Voynet (Verts) ou le cinéaste Claude Chabrol.