09/01/08 (B429) Le Kenya au-delà des ethnies (Info lectrice)

Jean-Pierre Campagne journaliste et écrivain.
QUOTIDIEN : lundi 7 janvier 2008

Les affrontements postélection présidentielle au Kenya sont clairement une lutte pour la conquête du pouvoir avec une instrumentalisation et une utilisation ponctuelles de l’appartenance ethnique, entre un président sortant Mwai Kibaki qui semble bien avoir triché et un opposant, Raila Odinga, qui tente depuis longtemps, comme tenta d’ailleurs son père Oginga Odinga, de devenir président. Il faut rappeler que Raila Odinga avait soutenu Kibaki en 2002 à la dernière présidentielle – lequel l’emporta. Les anciens alliés sont devenus rivaux et s’entre-déchirent par soutiens militants interposés.

Tous les Kikuyus (ethnie de Kibaki) ne s’entre-tuent pas avec les Luos (ethnie d’Odinga), loin s’en faut. Seulement, au Kenya, indépendant depuis 1963 et qui n’a connu ses premières élections pluripartites qu’en décembre 1992, la politique, la démocratie, les luttes pour le pouvoir font leurs premiers pas avec les données locales et historiques. Lorsque le processus démocratique si fragile se grippe, l’une des armes locales peut être l’appartenance communautaire, ethnique, le réflexe identitaire, familial, le lien de la langue. Ici, dans cette Afrique, dans toutes les Afriques, les partis politiques n’existent même pas depuis une génération.

Les politiciens utilisent alors d’autres leviers pour susciter des soutiens.

L’ethnie, la région en sont. Dans le cas du Kenya, le facteur ethnique, s’il joue toujours comme lien identitaire, n’a jamais été déterminant pour la prise ou la conservation du pouvoir depuis l’indépendance. Ainsi le président Daniel Arap Moi, autocrate au pouvoir de 1978 à 2002, appartient à une petite ethnie, les Kalenjins, l’une des moins nombreuses sur la quarantaine existante. Ce n’est donc pas à coups de machette qu’Arap Moi s’est maintenu pendant vingt-cinq ans, et a gagné les premières et même les deuxièmes élections pluripartites : il a fait de la politique, c’est-à-dire qu’il a su s’allier avec des notables d’autres communautés, notamment les Masaïs, pour faire contrepoids aux Kikuyus qui représentent 22 % du pays, mais qui ont surtout traditionnellement un poids économique fort, car très présents dans l’agriculture et les affaires.

Et puis, Moi a fait comme tout autocrate, africain, russe ou chinois, il a confisqué longtemps les éléments du pouvoir politique, économique, médiatique, les a gardés dans son camp, et a su acheter qui il fallait. De plus, alors que la région d’Afrique de l’Est craquait de toutes parts dans les années 90 (Ethiopie, Somalie, puis Rwanda, Burundi) il a su vendre aux Occidentaux, bailleurs de fonds, la stabilité politique de son pays, en échange d’une relative tolérance de leur part. Moi fut un vrai politique, pragmatique, peu importe qu’il soit kalenjin, kamba ou kiisi. Il a d’ailleurs été finalement battu, en 2002, par une alliance Arc-en-ciel de plusieurs opposants. Là aussi, ce fut un choix politique clair pour Raila Odinga, le Luo, champion des classes populaires qui avait soutenu activement Kibaki le Kikuyu.

On peut dire sans trop se tromper que, si le Kenya était constitué d’une seule ethnie, il connaîtrait des troubles dès lors que les antagonismes politiques deviendraient trop exacerbés, non régulés par l’expérience démocratique.

D’ailleurs, l’exemple de la Somalie, voisine du Kenya, devrait faire taire tous les clichés racistes sur les guerres tribales chez les Noirs. Voilà un pays béni des dieux puisque habité à 98 % par une seule ethnie qui partage la même langue, la même religion, le même espace géographique et culturel. Hélas, pour les populations civiles, l’ancienne colonie italienne est en guerre civile depuis 1991. Pourquoi ? Parce que, comme ailleurs et, pour citer Flannery O’Connor, la romancière américaine, là aussi, «ce sont les violents qui l’emportent». Une poignée de chefs de clans qui guerroient au gré d’alliances multiples et tournantes pour le pouvoir, détruisent la vie de tout un peuple.

Toujours dans la corne de l’Afrique, l’Ethiopie et l’Erythrée ont connu une guerre fratricide très lourde en pertes humaines de 1998 à 2000. Elles s’affrontent maintenant par Somalie interposée. Mais qui dirige ces deux pays depuis 1991 ? Ce sont deux personnes que tout rapproche ethniquement. Issaias Afeworki, le président érythréen, est un tigrinya, chrétien orthodoxe. Meles Zenawi, le Premier ministre éthiopien, est un tigréen, chrétien orthodoxe. Leurs deux régions natales se touchent, et, d’ailleurs, ils furent longtemps alliés pour renverser Mengistu, en 1991, avant de s’affronter pour des raisons politiques, économiques, et d’hégémonie régionale.

Un petit saut au Gabon, sur l’Atlantique ? Là, Omar Bongo se perpétue au pouvoir depuis quarante ans, et, pourtant, il est batéké, d’une ethnie bien moins nombreuse que les Fans et les Pounous. Mais il sait acheter tout opposant qui se manifeste, et confisquer le pouvoir et l’argent. Il sait aussi jouer avec les relatives et bien discrètes exigences démocratiques des Occidentaux à son égard, notamment de la France.

Dans le cas du Kenya, comme dans tous conflits africains et du tiers-monde, l’aspect économique reste très important. On ne le répète jamais assez : l’Afrique est très riche mais les Africains sont très pauvres. Les très pauvres se font aisément enrôler pour trois fois rien, et peuvent servir de supplétifs lors de conflits politiques qui dégénèrent en conflits armés. Dans cette extrême misère, comme dans les bidonvilles de Kibera et de Mathare à Nairobi, les plus grands d’Afrique, la vie vaut peu, et l’exaspération née du dénuement est grande et explose très vite.

Parler de démocratie et de droits de l’homme, les pieds dans la boue, nuit et jour, entassés, envahis de moustiques et sans savoir si on pourra enfin manger le soir, ce n’est pas évident. C’est le quotidien de la grande majorité des Kényans, des Africains, des misérables qui tentent de survivre avec moins d’un euro par jour. Mais, à vivre sur place, à lire la presse locale, à écouter ceux qui peuvent étudier et s’exprimer, on ressent au Kenya, comme ailleurs, une véritable aspiration à une plus grande justice, une meilleure répartition des richesses, une vie politique aérée.

Ce n’est pas un hasard si plusieurs dictateurs prédateurs, maintenus au pouvoir par leurs alliances économiques avec des pouvoirs occidentaux et des multinationales, ont sauté, souvent après des manifestations de rues, parfois sanglantes. Alors, l’emploi perpétuel de clichés racistes à chaque explosion en Afrique nous prouve que le monde blanc s’aveugle à vouloir toujours diaboliser le continent noir. Hier encore, je disais à une amie que j’allais peut-être me rendre au Kenya. Dans sa réponse effarée, j’entendais : mais tu vas en enfer ! Non, je vais sur un très beau continent où des peuples misérables, pillés pendant des siècles, peu éduqués, parfois violents et ignobles, souvent poètes et philosophes, tentent de relever dignement la tête et de tracer leur histoire.

Dernier ouvrage paru : Le Papillon dans l’oreille de l’éléphant, Julliard, 2000.