16/03/08 (B439) RUE 89 : Affaire Borrel: les pressions des Djiboutiens en procès.

Par David Servenay (Rue89)

Deux responsables de Djibouti sont accusés d’avoir fait pression
sur deux militaires, témoins clés de l’assassinat du juge français.

Elisabeth Borrel sera toujours entourée par l’absence. Elle le sait, mais
s’en moque, et lorsqu’elle s’avance à la barre, elle impose le silence. La
veuve du juge Bernard Borrel, assassiné en 1995 à Djibouti, s’est trouvée
face à deux chaises vides cette semaine au tribunal correctionnel de
Versailles.

Deux chaises et un avocat représentant le procureur de la
république de Djibouti et le chef des services spéciaux djiboutiens.

Tout deux sont accusés de « subornation de témoins » sur la personne de
deux anciens responsables de la garde présidentielle.

Compte-rendu
d’audience.

Deux espions rapportent en temps réel les débats à Djibouti

L’ex-avocat de Jacques Chirac Francis Szpiner, paraît bien seul devant le
banc des prévenus. Ses deux clients n’ont pas fait le voyage de Djibouti –
une habitude depuis le début de l’instruction, puisqu’ils n’ont jamais
répondu aux convocations des juges français. Dans la salle d’audience,
deux anges gardiens accompagnent l’avocat. Deux hommes discrets: les
chefs de la sécurité des ambassades de Djibouti à Paris et Bruxelles. Les »oreilles » du régime djiboutien sont là pour rendre compte.

Ce procès est le premier à aborder l’affaire Borrel sur le fond. Une poignée
de journalistes suivent les débats. L’histoire est simple: depuis qu’il a
parlé (lire encadré), l’ancien lieutenant de la Garde présidentielle,
Mohamed Saleh Alhoumekani est l’objet de multiples pressions des
autorités djiboutiennes.

Objectif: obtenir sa rétractation à tout prix, car il est celui qui a fait basculer le
dossier judiciaire en janvier 2000. Menaces, chantages, offres diverses (3
millions d’euros, un maroquin ministériel): tous les moyens sont bons.

Dans un premier temps, Hassan Saïd, chef du SDS (Service de
documentation et de sécurité), ancien commissaire de police formé à
l’école française de Saint-Cyr Mont d’Or, s’adresse à Ali Iftin. Cet ancien
chef de la Garde présidentielle doit rédiger une lettre pour décrédibiliser
son subordonné.

Une lettre rédigée devant notaire, avec l’aide d’un avocat français, Me
Alain Martinet, qui confirmera l’intervention du chef des services secrets,
Hassan Saïd.
En clair, comme le dit alors un officier djiboutien, le général
Fathi: « Il s’agit de bousiller Mohamed Alhoumekhani. »

Montebourg accusé d’être derrière le « complot » qui déstabilise
Djibouti

Dans cette lettre, un certain « M. de Brantebourg » est désigné comme étant l’instigateur du « complot ». Le député socialiste Arnaud Montebourg
s’est immédiatement constitué partie civile. A l’époque, l’ancien avocat,
qui a défendu plusieurs ministres à Djibouti, agace le régime.

Devenu parlementaire, il préside le groupe d’amitié franco-djiboutien où il
ne cesse de dénoncer les violations des droits de l’homme de l’ancienne
colonie.

A la barre, l’élu socialiste est très loquace:

« La SDS est une police politique, entretenue à grands frais par les
contribuables français. (…) Je me suis retrouvé être l’auteur d’une
machination pour déstabiliser l’Etat djiboutien. M. Le Loire [juge
d’instruction dessaisi du dossier, nldr] m’a soupçonné d’être derrière le
témoignage de M. Alhoumekhani. »

Première tentative et premier échec. Ali Iftin fuit son pays en 2002 et
révèle alors qu’il a été obligé de témoigner contre Alhoumekhani sous la
menace de représailles visant sa famille. Commence alors une longue
série d’approches, où le procureur de la république de Djibouti en
personne va tenter d’amadouer les deux exilés.

Sur un projet de lettre de rétractation, Djama Souleiman va jusqu’à écrire
en marge du texte: « L’idéal, c’est de dire que tu as subi des pressions. »

Nouveauté: Szpiner, l’avocat de Djibouti, accepte la thèse de
l’assassinat

Dans ce dossier où personne ne conteste les faits (lettre, conversation
téléphonique enregistrée, photo d’une rencontre dans un hôtel de
Bruxelles), Me Szpiner n’a pas la tâche la plus facile. Alors, il plaide… le
fond de l’affaire.

« J’ai beaucoup évolué sur la mort du juge Borrel. J’ai d’abord plutôt cru à
la thèse du suicide. Puis il faut reconnaître que celle de l’assassinat s’est
imposée. Mais je n’ai jamais cru à l’implication de la république de
Djibouti. »

Dont acte: pour la première fois, l’avocat valide ce que l’on sait avec
certitude depuis 2003: l’intervention d’un ou plusieurs tiers sur la scène
de crime.

Puis, maître Szpiner attaque le témoignage tant décrié, en donnant une
version toute personnelle de la conversation du 19 octobre 1995.

Le lieutenant Alhoumekani aurait vu arriver trois personnes ce jour-là dans
les jardins de la présidence: deux terroristes supposés être en prison
(Awalleh Guelleh et Adouani) et un Français, Alain Romani. L’avocat oublie
juste deux autres protagonistes, le maître espion Hassan Said et le colonel
Mahdi, chef d’Etat-major de la gendarmerie.

L’un d’eux aurait alors dit « le juge fouineur est mort ». Et l’avocat d’oublier
la suite de la phrase: « Il n’y a plus de traces. » Et d’oublier aussi la
demande formulée par Ismaël Omar Guelleh de récupérer la maincourante
tenue par les militaires djiboutiens à un check-point…

Szpiner vilipende la « connerie des plumitifs de la défense »

Comme d’habitude, Francis Szpiner n’a pas souhaité répondre à nos
questions, après avoir vilipendé à l’audience la « connerie des plumitifs de
la défense », puis nous avoir qualifié, à la sortie de la salle, de « racaille
médiatique ».

En quatorze minutes, le procureur de la république Jean-Michel Desset a
requis douze mois de prison avec sursis pour chacun des absents. Une
peine conforme aux attentes d’Elisabeth Borrel qui veut juste que « la
justice française fasse cesser les pressions sur les témoins ».