23/09/08 (B466-B) Le Monde La piraterie au large des côtes somaliennes en pleine expansion

C’est désormais la route maritime la plus dangereuse du globe. Les pirates qui écumaient les eaux somaliennes à l’échelle artisanale depuis une décennie sont passés en l’espace d’un an à des cadences infernales. Le Bureau maritime international a recensé 55 attaques réussies depuis le début de l’année au large du pays de la Corne, surtout aux environs de l’entité autonome du Puntland. Un record absolu, qui fait des côtes somaliennes la première zone de piraterie au monde, détrônant la Malaisie.

Dimanche, un cargo grec a été l’objet de la dernière attaque en date. Au total, ont calculé les autorités de Manille, 97 marins philippins sont actuellement retenus par les pirates somaliens.

La principale zone d’attaques se trouve dans le golfe d’Aden, qui mène droit à la mer Rouge et au canal de Suez. L’explosion de la piraterie somalienne menace donc l’une des principales routes maritimes de la planète, où passent 30 000 bateaux par an, des tankers transportant le pétrole du golfe Persique aux cargos en provenance d’Asie en passant par des myriades de boutres qui voguent, pêchent et trafiquent indifféremment.

La méthodologie des pirates est désormais bien rodée. Une demi-douzaine de chalutiers industriels de fabrication russe, préalablement pris d’assaut, servent de « bateaux mères », et remorquent des hors-bord de sept à dix mètres équipés de mitrailleuses Douchka (.12,7 ) et de lance-roquettes. Parfois, la « chasse » dure des semaines avant qu’une proie soit repérée, attaquée, arraisonnée par les vedettes, puis remorquée jusqu’à un port de pirates.

Selon des sources concordantes, l’effectif des pirates dépasse à présent le millier d’hommes, renforcé chaque jour par l’arrivée de candidats à la flibuste attirés par les fortunes rapides. Des « commanditaires » organisent ces milices des mers, dont une partie fait la chasse au large, tandis que l’autre garde les prises le long de la côte. Il faut armer ces hommes, les nourrir, et fournir en abondance le khat, la plante stimulante qu’on « broute » dans toute la Somalie. « Les groupes de pirates consomment désormais tellement que les routes d’acheminement ont changé. Les avions du khat viennent maintenant se poser au plus près des ports », assure une source somalienne de cette région.

PROJET DE RÉSOLUTION FRANÇAIS

Pour stopper l’expansion de la piraterie, la France a déposé lundi soir, 22 septembre, un projet de résolution pour autoriser la constitution d’une force maritime internationale chargée d’escorter les bateaux et, au besoin, d' »attaquer les pirates », selon une source de l’Elysée citée par l’Agence France-Presse. Selon une source à Nairobi, une fois au moins, un navire de guerre américain a déjà coulé au large des embarcations pirates. « En mer, il n’y a pas de témoins… », commente la même source, impliquée dans la lutte contre la piraterie.

Dans l’immédiat, une fois arraisonnés, les bateaux sont conduits dans un des petits ports naturels de la côte du Puntland, comme Eyl et Hobyo, côté océan Indien, ou à Alula, sur le golfe d’Aden. « Les négociations commencent à partir de la radio du bord, avec lesquelles les pirates se mettent en contact avec les armateurs », explique une source proche de cette activité. Les rançons viendraient ensuite « par speed boat du Kenya » pour être versées sur place, ou « transférées par hawallah (système de transferts de fonds somalien) vers des villes de la région ».

La période où les rançons atteignaient avec peine 50 000 dollars est révolue. « On commence toutes les discussions à un million, un million et demi. Et même s’il y a négociation, tout le monde finit par payer », assure la même source. « La rançon est parfois versée à Dubaï. Dès que l’argent arrive, il est utilisé pour acheter un chargement de sucre, des voitures d’occasion, aussitôt envoyés à Mogadiscio. Il ne reste aucune trace. »

Difficile de vérifier ces informations sur place. La zone est strictement déconseillée aux étrangers, ou aux curieux, surtout depuis les deux opérations de commandos français qui ont libéré les otages de deux voiliers. Depuis, un monsieur « Wadani » (nationaliste) se réclamant des « jeunes gardes-côtes somaliens » a menacé la France de rétorsion sur une radio du Puntland, exigeant la libération de douze de ses collègues arrêtés par l’armée française. Il pourrait être lié à « Boya », l’un des lieutenants des principaux chefs de groupes pirates de la région d’Eyl, Garad Abdi.

A l’origine, les pirates étaient d’ex-gardes-côtes ou des pêcheurs n’ayant pas froid aux yeux, qui partaient à l’assaut d’un bateau de passage, dans le cadre de conflits sur les ventes de droits de pêche. Cet artisanat a pris de l’importance à partir de 2005 lorsque des responsables politiques du Puntland ont développé des groupes de pirates. Depuis, les bénéfices ont attiré d’autres « investisseurs ». « C’est un monstre qui a échappé à ses maîtres », assure un membre d’un service de renseignement occidental.

Des hommes d’affaires ou des commandants de la galaxie des insurgés somaliens seraient à présent impliqués dans la piraterie. Alors que les miliciens des Tribunaux islamiques avaient initialement nettoyé les ports de pirates en 2006, ils ont changé de tactique, à la recherche de fonds pour alimenter l’insurrection menée contre les forces éthiopiennes et du Gouvernement fédéral de transition (TFG). « Ils avaient pendu le chef des pirates d’Hobyo. Depuis, ils se sont aperçus qu’ils avaient fait une erreur, et ils développent la piraterie pour leur compte », s’étonne une source impliquée dans la lutte contre le terrorisme dans la région, qui ajoute que des pirates seraient entraînés par les chabab (les jeunes), groupe djihadiste le plus extrême de Somalie.

Une source bien informée du Puntland distingue trois responsables insurgés parmi les nouveaux parrains de la piraterie, dont cheikh Youssouf Mohammed Siad « Indahadde », pilier du mouvement islamiste. Cette source avait annoncé des attaques pirates plus au sud, en direction du port kenyan de Mombasa. C’est très précisément ce qui s’est produit les jours derniers avec le cargo grec.

« Ils sont plus forts que nous », se désole Abdullahi Said O’Yusuf, le maire d’Eyl. Sur la côte de sa ville, dix bateaux piratés étaient encore ancrés il y a trois semaines, avec un effectif total de 130 marins retenus en otage. Depuis l’intervention des commandos français pour libérer les deux convoyeurs à bord du voilier Carré d’as, les pirates ont opéré une prudente dispersion. « Les pirates disent que les Français sont terribles, et qu’il faut surveiller les pavillons pour éviter de prendre leurs bateaux », affirme un Somalien sur place, joint par téléphone.

Jean-Philippe Rémy