06/03/09 (B488) Le Monde : La base très discrète du président.

Mot d’ordre : en parler le moins possible.

Motif : le président veut garder la primeur de l’événement pour son voyage à Abu Dhabi, lorsqu’il ira lui-même inaugurer la base inter-armées que la France installe aux Emirats.

Même la date de l’événement (le 27 mai) ne doit pas, jusqu’à nouvel ordre, être rendue publique. De même, mieux vaut éviter d’évoquer le colloque international sur la sûreté et la sécurité maritimes qui devrait se tenir dans la capitale émiratie, les 25 et 26 mai, et où l’Elysée souhaite convier plusieurs chefs d’Etat, notamment ceux des pays du golfe Arabo-Persique. La raison de cette consigne : de délicates négociations diplomatiques et commerciales sont en cours.

Enquête La base très discrète du président

Dans cette perspective, la montée en puissance de ce dispositif militaire français, qui associe des forces maritimes, aériennes et terrestres, s’accélère, mais dans la discrétion.

En ces temps de restriction budgétaire, les militaires ne cachent pas leur satisfaction : "C’est une petite révolution pour l’armée française. Nous n’avions pas eu d’implantation nouvelle à l’étranger depuis bien longtemps", se félicite un général.

La décision d’installer une troisième base française dans l’océan Indien (avec la Réunion et Djibouti) illustre l’évolution des priorités stratégiques de la France.

Celle-ci avait été soulignée dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, qui insistait sur un nouvel "arc de crise, de l’Atlantique à l’océan Indien". La base regroupera environ 450 militaires des trois armées (sans compter ceux de passage), dont 30 % s’installeront avec leurs familles. Elle constitue un prolongement de l’accord de défense de 1995 et du partenariat stratégique qui lie la France aux Emirats arabes unis. Les Emiratis en faisaient la demande depuis longtemps, mais la politique étrangère de Jacques Chirac était davantage orientée vers la Françafrique que vers le golfe Arabo-Persique. En arrivant à l’Elysée, Nicolas Sarkozy a tout de suite donné son accord.

La France et les Emirats insistent sur le fait que ce dispositif militaire "n’est dirigé contre personne", un sous-entendu qui confirme que le risque représenté par le développement des capacités militaires de l’Iran est bien au centre des préoccupations des deux pays. Le "risque iranien" nourrit d’autant plus l’appréhension des monarchies du Golfe, que la République islamique a menacé à plusieurs reprises de bloquer le détroit d’Ormuz, en cas d’attaque contre ses installations nucléaires.

"Il y a des enjeux énormes dans la région, commente un diplomate, et le Golfe est devenu un acteur de la mondialisation. Les Emirats éprouvaient depuis longtemps le besoin de se démarquer de leurs voisins, et aussi de ne pas dépendre exclusivement des Etats-Unis." Abu Dhabi, ajoute-t-on à l’état-major des armées, "souhaitait une participation de la France à la stabilisation de la région". De son côté, la France est soucieuse de préserver la sûreté des routes maritimes d’approvisionnement énergétique dans l’océan Indien. Et de maintenir de fructueuses relations, stratégiques et commerciales, avec Abu Dhabi.

Paris a des raisons de choyer les Emirats, premier pays client de ses exportations d’armements. Abu Dhabi a acheté dans le passé 388 chars Leclerc à la France ; le Louvre, la Sorbonne (et le Musée Guggenheim de New York) y ont installé des antennes, et Paris espère bien que la négociation pour la fourniture de deux réacteurs nucléaires EPR (consortium Areva-Suez-Total) aura progressé au moment de la visite de M. Sarkozy.

Le dispositif militaire français est officiellement une base de soutien, qui sera sous le commandement d’"Alindien" (l’amiral commandant les forces françaises dans l’océan Indien), mais elle pourra se transformer rapidement en base opérationnelle. Depuis octobre 2008, trois avions de combat Mirage 2000 stationnent sur la base émiratie d’Al-Dhafra, qui est gérée par l’Air Warfare Center, un centre d’entraînement regroupant des avions de combat français, américains et britanniques.

Cette composante aérienne française est appelée à se développer, quitte à dégarnir un peu le dispositif aérien de Djibouti (10 avions Mirage). La base d’Al-Dhafra pourrait, d’autre part, accueillir les deux avions ravitailleurs KC-135 qui sont actuellement stationnés sur la base de Manas, au Kirghizstan, que le gouvernement de Bichkek a décidé de récupérer.

La décision de remplacer à terme les Mirage par des avions Rafale est directement liée à la perspective de conclure la négociation en cours pour la vente de 63 Rafale à Abu Dhabi. Les choses sont en bonne voie, mais il y a une condition : la France doit reprendre les 60 Mirage 2000 de l’armée de l’air émiratie.

Outre une composante aérienne, la base interarmées comprend des installations portuaires destinées à recevoir et ravitailler les bateaux d’Alindien. Ce n’est pas la seule facilité portuaire dont la France bénéficie aux Emirats : à Fujairah, la marine nationale dispose d’une discrète escale pour ses SNA, les sous-marins nucléaires d’attaque. Fujairah, c’est un positionnement stratégique unique : à l’est du détroit d’Ormuz, le port est ouvert sur le golfe d’Oman et ne serait donc pas concerné par une fermeture du détroit.

Quant à l’armée de terre, elle sera présente à Abu Dhabi avec un centre d’entraînement au combat en environnement désertique et au combat urbain, qui pourrait par la suite devenir une école régionale. A cette triple composante militaire, la base interarmées d’Abu Dhabi en ajoute une autre, plus originale : celle de "vitrine technologique" du savoir-faire de l’industrie de défense française. Il est déjà prévu qu’outre les Rafale, elle accueille les matériels les plus modernes de l’armée de terre.

De quoi donner des envies aux Emiratis, friands de nouvelles technologies, notamment dans le secteur de la défense. La base militaire du président Sarkozy entend faire la démonstration que les intérêts stratégiques et commerciaux se marient harmonieusement…

Laurent Zecchini