04/05/2015 (Brève 456) Morice c/ France : l’avocat, la liberté d’expression et l’impartialité objective du juge. Un excellent article sous la plume de Juliette de Clermont-Tonnerre (Affiches parisiennes)

Lien avec l’article : http://www.affiches-parisiennes.com/morice-c-france-l-avocat-la-liberte-d-expression-et-l-impartialite-objective-du-juge-5275.html

C’est une décision historique qu’a récemment rendu la Cour européenne des droits de l’Homme. Dans son arrêt de Grande Chambre du 23 avril 2015, rendu dans l’affaire Morice c. France, la CEDH a en effet estimé que la condamnation de l’avocat de la veuve du juge Borrel pour diffamation était une ingérence disproportionnée dans son droit à la liberté d’expression.

Les faits

L’histoire nous ramène vingt ans en arrière. Le 19 octobre 1995, le juge français Bernard Borrel est retrouvé mort à quelques kilomètres de la ville Djibouti. La veuve du juge Borrel choisit Me Olivier Morice comme avocat. L’information judiciaire est par ailleurs confiée à deux juges d’instruction M. et L.L. qui pourtant seront dessaisis du dossier suite à recours de Me Morice qui déplorait une ordonnance des deux magistrats refusant l’organisation une reconstitution des faits sur les lieux.

A l’été 2000, l’instruction revient alors aux mains du juge P. Mais décidément, les couacs s’enchaînent quand le nouveau magistrat instructeur consigne dans un procès verbal une cassette vidéo transmise à la juge M., accompagnée d’un mot manuscrit rédigé par le procureur de la République de Djibouti évoquant « une entreprise de manipulation » de la veuve Borrel et de ses avocats, signée « Je t’embrasse. Djama ». Me Morice met alors en doute, dans un courrier adressé à la garde des Sceaux, « l’impartialité » et « la loyauté » de la juge M. La lettre est aussitôt reprise dans les colonnes du quotidien Le Monde, ainsi que la carte du procureur de Djibouti.

Rien ne va plus : les juges M. et L.L. déposent plainte, quelques jours plus tard, pour diffamation publique envers un fonctionnaire public, à la fois contre le directeur du Monde,  l’auteur de l’article et Me Morice lui-même. En 2008, ce dernier est déclaré coupable par la cour d’appel de Rouen et la Cour de cassation rejette le pourvoi de l’avocat, en motivant que « les limites admissibles de la liberté d’expression dans la critique de l’action des magistrats avaient été dépassées ». Mais l’histoire se répète et Me Morice s’indigne, une fois encore, de la présence dans la formation de jugement qui rejette son pourvoi, d’un certain conseiller J.M. qui avait clairement exprimé son soutien à la juge M. à l’occasion d’une autre affaire dit de la Scientologie.

Le(s) recours devant la CEDH

>Les différents dossiers s’imbriquent et il semble que l’impartialité des juges soit dénoncée à tous les étages dans cette affaire à multiples rebondissements.  C’est bien dans le contexte de cette dernière affaire devant la Cour de cassation que Me Morice introduit une première requête devant la juridiction de Strasbourg, le 7 mai 2010. Invoquant à la fois les articles 6§1 et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, l’avocat estime que son droit à un procès équitable n’a pas été respecté devant la cour de Cassation et que sa condamnation pénale de 2008 a violé son droit à la liberté d’expression. Par un arrêt du 11 juillet 2013, la CEDH conclut finalement au viol de l’article 6§1, mais non à celui de l’article 10.

Cette décision n’a pas de quoi satisfaire Me Morice. Qu’à cela ne tienne, l’avocat sollicite le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre, la plus faute formation de la juridiction de Strasbourg. Une nouvelle audience est donc fixée le 21 mai 2014.

La dernière décision de la Grande Chambre

L’arrêt rendu il y a quelques jours donne finalement raison à l’avocat de la juge Borrel et conclut à la violation des deux articles 6§1 et 10. Dans les grandes lignes, la Grande Chambre reconnaît que « Me Morice s’est exprimé par des jugements de valeur reposant sur une base factuelle suffisante » et que les limites du droit à la liberté d’expression n’ont pas été franchies en ce que les propos de l’avocat participaient à un débat d’intérêt général sur le fonctionnement de la justice.

Toutefois, la CEDH tient à rappeler que « l’avocat ne saurait être assimilé à un journaliste puisqu’il n’est pas un témoin extérieur chargé d’informer le public, mais qu’il est directement impliqué dans le fonctionnement de la justice et dans la défense d’une partie ». La précision est importante car elle laisse à penser que si sa décision est effectivement historique, elle n’a pas vocation à être une arborée comme une jurisprudence toute puissante sous laquelle pourraient se ranger d’éventuels avocats qui mettraient en doute à l’envi la loyauté des juges. « Il faut accorder une grande importance au contexte de cette affaire, tout en soulignant qu’il convient de préserver l’autorité du pouvoir judiciaire et de veiller au respect mutuel entre magistrats et avocats », précise en effet l’arrêt de la Grande Chambre.

Pour l’heure, l’avocat de la veuve Borrel a obtenu gain de cause et, en l’occurrence, sa condamnation pénale doit être analysée comme une ingérence disproportionnée dans son droit à la liberté d’expression. Pour la peine, la France devra verser à Me Morice près de 35 000  euros.