01/02/2019 (Brève 1263) L’Humanité : CORNE DE L’AFRIQUE. DJIBOUTI CHASSE SES OPPOSANTS JUSQUE DANS PARIS (Par Stéphane Audouard)

Le 21 janvier dernier, Mohamed Kadami, réfugié politique, a été entendu par les autorités françaises, après qu’elles ont reçu une commission rogatoire émise par des magistrats djiboutiens.

Nanterre. 21 janvier 2019, 17 heures.

Depuis trois heures, Mohamed Kadami, président du Front pour la restauration de l’unité et de la démocratie à Djibouti (Frud), est auditionné dans les locaux du Bureau de l’office central pour la répression des violences aux personnes. Quelques semaines plus tôt, les autorités françaises ont reçu une commission rogatoire émise par des magistrats djiboutiens accusant notamment de « complot criminel » l’organisation de l’opposant exilé en France depuis la fin des années 1990.

Pour le dire autrement, Djibouti a tenté par la bande d’obtenir l’extradition du leader du Frud, qui finalement repartira libre du commissariat.

L’homme de 68 ans n’a pas été étonné par le coup de poker du régime. Depuis quelques mois déjà, des émissaires du gouvernement djiboutien se sont succédé à Paris pour le persuader de reprendre des pourparlers avec le président au pouvoir depuis 1999, Ismaïl Omar Guelleh.

« Le problème, c’est que les discussions proposées ne le sont qu’aux seules conditions de Guelleh ; c’est-à-dire sans aucune garantie pour les membres du Frud », confie Mohamed Kadami. « Cela ne veut pas dire que nous sommes contre l’idée d’un dialogue mais il faudra que l’on puisse parler de transition démocratique et qu’une médiation internationale accompagne le processus », précise celui pour qui ce petit détour par la case police a tout du cadeau d’anniversaire empoisonné.

Violations et exactions au sein de la toute jeune République

Car Mohamed Kadami n’en est pas à sa première mauvaise surprise du genre. Il y a quarante ans, déjà, en 1979, c’est le ministre des Affaires étrangères de Djibouti, Moumin Bahdon Farah, qui demandait son extradition à la France. À l’époque, le jeune Mohamed était étudiant en droit à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Il dirigeait le Centre d’information sur Djibouti (CID), qui, en collaboration avec Amnesty International, dénonçait les violations et exactions commises au sein de la toute jeune République.

Les cadors du régime redoutaient alors le caractère bien trempé d’un jeune homme qui en 1968 avait très largement participé aux manifestations lycéennes à Djibouti qui lui avaient valu un premier séjour en prison. Le régime colonial de la France continuait de sévir dans ce confetti de la Corne de l’Afrique.

En 1995, bis repetita : les magistrats djiboutiens envoient à la France une demande d’extradition de Mohamed Kadami. Ils l’accusent cette fois-là d’avoir envoyé une cassette vidéo piégée à Ismaïl Omar Guelleh, qui n’était alors que le chef de cabinet de l’indéboulonnable président Hassan Gouled Aptidon, accroché au pouvoir depuis l’indépendance de 1977.

Deux ans plus tard, le pouvoir djiboutien arrivera finalement à ses fins. En septembre 1997, le premier ministre éthiopien, Meles Zenawi, en guerre avec l’Érythrée, livre le leader rebelle – alors réfugié à Addis Abeba – aux gouvernants d’un régime vieillissant et au sein duquel Ismaïl Omar Guelleh attend son heure.

En contrepartie, Djibouti offrira des facilités d’accès aux cargos éthiopiens sur les ports de la mer Rouge. Mais Zenawi se montre plus généreux que prévu : les dirigeants du Frud Ali Maki, Kamil Mohamed et Mohamed Daoud sont capturés lors du même coup de filet que celui dans lequel Mohamed Kadami tombe.

Son épouse, Aïcha Dabale, enceinte, se retrouve elle aussi incarcérée dans la sinistre prison de Gabode où elle restera pendant plusieurs mois avant d’être libérée juste avant son accouchement. À cette époque, la France, qui dispose d’une importante base militaire dans le pays, reste muette.

« J’avoue que j’ai été fort soulagé quand la policière qui m’a accueilli au poste m’a annoncé que ma femme n’était pas concernée par la commission rogatoire qui me visait », confie Mohamed Kadami, dont la compagne de vie est indissociable de la camarade de lutte qui depuis un quart de siècle milite elle aussi pour l’émancipation du peuple djiboutien.

Mais si le combat mené par le Frud, d’abord anticolonialiste, se situe aujourd’hui dans une guerre contre la dérive dictatoriale d’un homme lige soutenu par des puissances néocoloniales, c’est à l’encontre des traditions locales patriarcales qu’Aïcha mène bataille. Victime dans l’enfance d’excision et d’infibulation, Aïcha n’a que 17 ans lorsqu’elle crée en 1974 le premier comité de la Corne de l’Afrique contre les mutilations génitales féminines. « J’ai décidé que personne ne toucherait à mes filles ni à aucune autre petite fille », confiera-t-elle un jour au journal de l’Association française d’amitié et de solidarité avec les peuples d’Afrique.

Une action initiale et fondatrice qui ne permettra cependant pas à Aïcha d’échapper au diktat d’une société dirigée par une élite française soi-disant inspirée des droits de l’homme. À 19 ans, la jeune femme est mariée de force à un ancien sénateur français de 59 ans, devenu premier ministre de Djibouti et dont elle aura toutes les peines du monde à obtenir le divorce. « C’est finalement par la lutte collective et une campagne de pétitions rondement menée qu’elle a pu s’en sortir à l’époque », sourit aujourd’hui le chef du Frud, rappelant fièrement que sa femme a depuis lors fait un bon bout de chemin.

« Aux Nations unies, en 2012, Aïcha a réussi à attirer l’attention sur les viols de plus de 200 femmes afars par les soldats gouvernementaux. Aujourd’hui son nom est même sur la liste PCF des prochaines européennes, alors cela me donne du courage pour la suite. » À l’heure actuelle, le dossier de Mohamed Kadami a été envoyé à un juge français qui donnera ses conclusions dans un avenir plus ou moins proche.

Stéphane Aubouard