04/03/2019 (Brève 1314) Une liaison ferrovière régulière de 11.000 km entre la Chine et Lyon ! (Capital)

Note de l’ARDHD : nous proposons cet article aux lecteurs de notre site, bien qu’il n’ait pas un rapport direct avec les D.H., mais parce qu’il traite de l’influence grandissante de la Chine, qui a pris d’importantes positions à Djibouti.

Lien avec l’article : https://www.capital.fr/economie-politique/comment-la-chine-sapprete-a-conquerir-le-monde-1330056

Par Constance Daire

COMMENT LA CHINE S’APPRÊTE À CONQUÉRIR LE MONDE

Vénissieux. Avec un nom pareil, la bourgade en périphérie lyonnaise ne pouvait pas vraiment figurer dans les incontournables du «Routard» spécial Asie. Et pourtant ! Voilà le train Wuhan-Lyon qui s’arrête en gare et expire dans un souffle de lassitude les 11.000 kilomètres parcourus en deux semaines. Sur le nez de la locomotive, au-dessus du sigle SNCF, quelques idéogrammes chinois ramènent comme un parfum d’Orient. Mais ce sont des appareils électroménagers, des vêtements et des pièces détachées que transportent ces wagons. Depuis 2016, la France et la Chine ont inauguré cette nouvelle ligne de fret reliant Wuhan, capitale de Hubei, province enfoncée dans les terres du pays communiste, et notre capitale des Gaules.

«Ce convoi est stratégique parce qu’il marque l’intensification des échanges entre le continent européen et la Chine dans le cadre d’une relation faite de réciprocité», avait salué en février 2017 Bernard Cazeneuve, alors Premier ministre, à l’occasion du trajet retour. Pourtant depuis, nos vins de Bordeaux n’ont pas vraiment suffi à combler un déficit commercial qui dépasse les 30 milliards d’euros… «Au mieux, on charge ces trains de copeaux de bois, que l’on récupère ensuite sous forme de meubles ou de lattes de parquet…», raille Pascal Allizard, sénateur (LR), auteur d’un rapport sur les nouvelles routes de la soie. «80% des trains qui arrivent chargés de marchandises repartent vides.» Et ce n’est même pas là le pire…

Vénissieux fait en effet partie des nombreux points de passages des «nouvelles routes de la soie», cette ambitieuse entreprise définie par le président Xi Jinping lors d’un discours au Kazakhstan en 2013. Sorte de plan Marshall à la chinoise, ce mégaprojet veut faire renaître les anciennes routes commerciales qui reliaient l’Orient à l’Occident pour acheminer, entre autres, les précieuses soieries asiatiques. Aujourd’hui, le projet, rebaptisé d’abord One Belt, One Road (Une ceinture, une route), puis Belt and Road Initiative (littéralement Initiative Ceinture et Route), vise à aller plus loin, si l’on ose dire. Chemins de fer, oléoducs, gares, ports, aéroports, mais aussi développement spatial et câbles sous-marins constituent les multiples fils de ce nouveau réseau planétaire. Et dans cette toile d’araignée, rares sont les points de la carte qui échappent au viseur de l’Etat communiste : 65 pays, 60% de la population de la planète et près du tiers du PIB mondial sont concernés.

Côté terre, la «ceinture» traverse les territoires aux frontières de la Russie et du Moyen-Orient pour atteindre le marché européen. Plusieurs corridors rejoignent cet axe principal, comme le CPEC au Pakistan, les couloirs Chine-Russie-Mongolie, ou Chine-Asie centrale-Moyen-Orient. Des chemins relient aussi la ceinture terrestre à la route maritime. De la Malaisie au Sri Lanka, en passant par le port de Gwadar au Pakistan, puis à Djibouti et le long de la corne de l’Afrique, le tracé maritime achève de quadriller la mappemonde. L’objectif de ce plan ambitieux : écouler les marchandises chinoises partout sur la planète et poursuivre le développement économique du géant asiatique. «Le XXe siècle était américain, le XXIe sera chinois», présage David Baverez, investisseur basé à Hong Kong et auteur du livre «Paris-Pékin express».

De fait, à la deuxième place du podium des plus grandes économies mondiales, le pays de la soie — 13.000 milliards de PIB, en explosion depuis vingt ans » est en passe de dépasser les Etats-Unis. Ses produits inondent d’ailleurs déjà le monde entier, au point qu’avec 2270 milliards de dollars par an d’exportation, la Chine est le premier exportateur mondial. Alors pourquoi s’embêter à aller tracer de nouvelles routes dans les déserts arides de Djibouti ou du Taklamakan ? D’abord, parce que ce pays est un peu comme certains de nos grands patrons du CAC 40 : il ne sait pas trop où mettre son argent. Avec 3.000 milliards de dollars, il est le premier pays détenteur de devises.

Et pour éviter d’accentuer les pressions inflationnistes en recyclant ces sommes dans son économie, le géant rouge doit investir ailleurs ces liquidités : d’abord en bons du Trésor américain, peu rentables ; et aujourd’hui, en infrastructures pour favoriser l’exportation de ses produits. Autre explication de cet étrange projet : le colosse chinois, qui s’est surtout développé au sud et à l’est, le long de sa façade maritime, ambitionne de rééquilibrer son économie vers l’ouest, aux confins de l’Himalaya et de l’Asie centrale. Cette nouvelle route de la soie devrait l’y aider.

Mais si les autorités de Pékin tiennent tant à ce projet, c’est aussi pour une raison moins avouable : elles souhaitent contrôler les points stratégiques de leur commerce mondial pour s’affranchir sur le long terme de toute dépendance à un autre Etat. «Elle veut se donner le plus d’accès possible au cas où un “ennemi” chercherait à bloquer son approvisionnement en cas de conflit», décrypte Philippe Le Corre, chercheur à la Harvard Kennedy School, spécialiste du sujet. Aujourd’hui, par exemple, près de 80% de ses importations de pétrole, dont elle est particulièrement dépendante, circulent par le détroit de Malacca et dans les eaux de la mer de Chine méridionale. Or ce trafic maritime est majoritairement contrôlé et protégé par les Etats-Unis. Pas idéal, quand on sait que la Chine entend détrôner son rival américain…«Evidemment ce n’est pas qu’un projet économique : c’est un projet géopolitique», confirme David Baverez.

Et on peut dire que les successeurs de Mao ne reculent devant rien pour le mener à bien : dès le lancement de l’opération, ils ont annoncé qu’ils allaient débloquer plus de 1.000 milliards de dollars, l’équivalent d’un tiers du PIB de la France ! Cette stratégie financière s’appuie sur ses banques nationales, les institutions multilatérales comme la Asian Infrastructure Investment Bank (AIIB) et même un fonds dédié, le Fonds de la route de la soie, doté à sa création de 40 milliards de dollars. Pourtant, dans les faits, difficile d’identifier les sommes effectivement financées. «En tout, on pense que seuls 300 à 400 milliards ont été investis», calcule David Baverez. Selon lui, Pékin chercherait en fait à mettre le moins possible d’argent sur la table tout en gagnant le maximum d’influence. «C’est un hold-up stratégique très rusé !», lance l’investisseur.

Et ça marche ! Grâce à ses promesses d’investissements et de «gagnant-gagnant», le pays de Confucius a obtenu la signature d’accords bilatéraux avec au moins 80 Etats et organisations internationales, d’après l’agence officielle Xinhua. Y compris en Europe. En novembre 2018, par exemple, à l’occasion d’une visite de Xi Jinping dans la péninsule ibérique, le Portugal a signé un accord de coopération bilatérale, permettant notamment d’inscrire son port de Sines sur les routes de la soie. Plus à l’est, un partenariat, connu sous le nom de Format 16+1, lie les pays d’Europe centrale et orientale à l’empire du Milieu. Or ces relations ne sont pas sans conséquence. «Ce sont essentiellement les entreprises chinoises qui en tirent avantage», constate Philippe Le Corre. Elles rafleraient en effet 89% des contrats de construction et d’organisation des nouvelles routes de la soie, note le rapport du sénateur Pascal Allizard.

De quoi inquiéter certains pays occidentaux, aux premiers rangs desquels l’Allemagne, la France et, de façon générale, l’Union européenne. D’après le journal allemand «Handelsblatt», 27 des 28 ambassadeurs des Etats membres de l’UE ont dénoncé l’opacité des contrats et les avantages offerts aux entreprises nationales dans le cadre de la BRI. La Hongrie, en dépit des critiques de Bruxelles, a par exemple failli céder en 2017 le chantier de la ligne de chemin de fer Belgrade-Budapest à des entreprises chinoises, avant d’accepter in extremis de passer un appel d’offres respectueux des règles du commerce européennes. Quant à la Grèce, elle a signé un contrat permettant à l’entreprise étatique Cosco d’obtenir 67% du port de Pirée. Plus inquiétant encore, pour la première fois, l’UE n’a pas pu remettre à l’ONU en 2018 son rapport sur les droits de l’homme dans l’Etat de Xi Jinping. La raison ? Un veto d’Athènes. «La Chine profite des dissensions qui existent dans l’Union européenne : elle divise pour mieux régner», s’agace David Baverez.

Et à vrai dire, elle n’a pour l’instant pas rencontré beaucoup de résistance… Au contraire. «Sans stratégie commune, chacun essaie de tirer son épingle du jeu», analyse Sébastien Goulard, le directeur du cabinet de conseil Cooperans, qui a créé Oboreurope, une filière spécialisée sur les routes de la soie. «Oboreurope sert de vitrine à mes activités de conseil pour inciter les entreprises européennes à s’intéresser à la BRI et pour saisir les opportunités qu’elle présente», décrit-il. Car si la plupart des gros contrats reviennent à des sociétés chinoises, beaucoup d’entreprises étrangères espèrent aussi y participer ou développer des activités annexes le long de ces routes commerciales. C’est le cas par exemple du tourisme. Racheté par le groupe asiatique Jin Jiang, sous contrôle de la mairie de Shanghai, le Louvre Hotels Group dispose aujourd’hui d’hôtels dans toutes les capitales le long des routes de la soie. «En trois ans, nous sommes passés de la 15e à la seconde place mondiale », sourit Pierre-Frédérique Roulot, le P-DG de la filière française du nouveau conglomérat. «Chacun a intérêt à participer aux routes de la soie, car le plus grand risque serait de ne pas se positionner et de laisser des parts de marché à ses concurrents», résume Sybille Dubois-Fontaine Turner, présidente du Comité France-Chine du Medef.

Pain bénit pour les entreprises, la BRI l’est aussi pour les petits pays qui se trouvent sur sa route. Au Pakistan, le plan de Xi Jinping a transformé Gwadar, ville de pêcheurs de 150.000 habitants, en potentiel hub pour ses marchandises. Et à Djibouti, les entrepreneurs chinois ont remis à neuf la gare de Nagad, et le train permettant de relier l’Ethiopie. Le revers de la médaille, c’est que ces investissements ne s’accompagnent pas toujours des retombées économiques espérées pour les pays d’accueil. «Vous entrez dans la gare de Djibouti, elle est magnifique, ça brille… mais il n’y a personne», décrit Pascal Allizard, qui y a emmené son groupe de travail. D’après lui, aujourd’hui, seuls quatre trains feraient le trajet chaque jour là où au moins dix seraient nécessaires pour rentabiliser l’infrastructure.

Or ce manque de profitabilité risque de peser sur les finances des pays, lourdement endettés. A Djibouti, les créances de la Chine ont fait exploser la dette publique extérieure, à 85% du PIB, en seulement deux ans. Même chose au Pakistan, où plus de 54 milliards de dollars ont été investis. Une situation qui a conduit le Fonds monétaire international à tirer la sonnette d’alarme. «Il y a évidemment le signe d’une hégémonie potentielle via le surendettement de certains pays», confirme Philippe Le Corre. Incapable de rembourser sa dette, le Sri Lanka a ainsi abandonné les clés du port de Hambantota à la Chine… pour les 99 prochaines années.