07/04/2020 (Brève 1580) «Djibouti: le coronavirus, dernière carte d’un régime à bout de souffle». La tribune de Roukiya Mohamed Osman (L’opinion)

Un article que l’équipe de l’ARDHD recommande à ses lecteurs

Lien avec l’article : https://www.lopinion.fr/edition/international/djibouti-coronavirus-derniere-carte-d-regime-a-bout-souffle-tribune-215673

« La note du Quai d’Orsay, intitulée « L’effet Pangolin : la tempête qui vient en Afrique ? », a déstabilisé le gouvernement djiboutien »

LES FAITS :
Spécialiste des questions de sécurité et de paix dans la Corne de l’Afrique, le docteur Roukiya Mohamed Osman est l’auteure de nombreuses notes d’analyse pour le groupe de réflexion Thinking Africa.

La population djiboutienne est confinée, depuis le 23 mars. « J’ai décrété une semaine de congé pour l’ensemble du personnel non essentiel de l’administration en dehors bien évidemment des services de santé, de la police, de la gendarmerie […] de l’armée, de la télécommunication, de l’électricité, de l’eau », a annoncé ce jour-là le président Ismaïl Omar Guelleh, en ajoutant que les commerces non essentiels devaient également fermer à l’exclusion « des supermarchés, marchés et autres distributeurs d’alimentation, des pharmacies, des banques, et des stations-service ».

Une décision qui s’est faite du jour au lendemain, dans la précipitation, sans préavis donné à la population pour qu’elle ait le temps d’aller faire ses provisions. De même, les bus et minibus ont été arrêtés sans aucune mesure d’accompagnement ou de service minimum. Le confinement a depuis été prolongé d’une semaine à partir du 9 avril. L’armée et la police sont déployées dans les grandes artères de la capitale Djibouti-ville et à l’entrée des districts de l’intérieur. Dans les quartiers, la vie poursuit son cours, loin des mesures de confinement ou de distanciation d’un mètre. Un vecteur de contamination en puissance.

Infirmiers enfermés. Certains infirmiers ont même été arrêtés et enfermés à la prison de Nagad pour avoir réclamé leurs primes qu’ils n’avaient pas perçues depuis huit mois. Face à cette crise sanitaire mondiale, est-il normal qu’un gouvernement enferme ces «  héros  » qui sont au front pour lutter contre l’épidémie de coronavirus ? Les personnels soignants qui se battent chaque jour pour sauver des vies sont applaudis partout dans le monde, alors qu’à Djibouti, ils ont été entassés dans un camion de la police nationale. Dans un contexte où le coronavirus se propage rapidement, ils ont été exposés à un risque majeur de contamination. Combien d’infirmiers l’ont été in fine ? L’amateurisme d’un pouvoir autocratique a été mis à nu par l’émergence du coronavirus.

Le confinement, combiné à la pauvreté et la faim déjà existante, compromet également la paix sociale. Selon Action contre la faim, en 2018, « une personne sur trois a besoin d’aide pour surmonter les difficultés de son existence quotidienne » alors que, selon l’Unicef, « près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté » avec un taux de chômage de 59,5 %. Les travailleurs journaliers, en grande majorité les femmes qui opéraient dans le secteur informel, sont durement touchés.

«  La distribution de bons d’achat destinés aux plus démunis, qui permet de récupérer les denrées de premières nécessités est nettement ralentie par le tribalisme et le clientélisme qu’a érigés la classe dirigeante de ce pays depuis des décennies  »

A Djibouti-ville, la colère et les appels à l’aide des couches populaires des quartiers de la commune de Balbala et de Boulaos se multiplient sur les réseaux sociaux. La distribution de bons d’achat destinés aux plus démunis, qui permet de récupérer les denrées de premières nécessités (riz, sucre, farine, huile) est nettement ralentie par le tribalisme et le clientélisme qu’a érigés la classe dirigeante de ce pays depuis des décennies. Certaines rations alimentaires sont détournées, privant les plus vulnérables de cette aide d’urgence. Les manifestations du quartier 7 Bis sont les prémices d’une émeute de la faim qui menace le régime. D’autant plus qu’il est totalement dépendant des importations pour nourrir sa population.

La double crise sanitaire et alimentaire est utilisée comme ressort par les autorités pour gouverner une population qui est, depuis, plus de quarante ans réduite au silence. Sa gestion vise au maintien du régime avec la complicité de certaines grandes puissances comme les Etats-Unis. La déclaration de l’ambassadeur américain à Djibouti, Larry André, sur la page Facebook U.S. Embassy, est sans équivoque : « Sachez, qu’en ce qui concerne la lutte contre la menace posée par ce virus, votre gouvernement est le plus performant du monde. » Constitue-t-elle pour autant un blanc-seing ?

Simulation. Dès le 9 mars, le ministère de la Santé et l’Institut national de santé publique de Djibouti (INSPD) ont piloté un exercice de simulation à l’aéroport international d’Ambouli, en présence de Boubacar-Sid Barry, représentant de la Banque mondiale ; de Barbara Manzi, la Coordinatrice résidente des Nations unies ; d’Ahmed Zouiten, le représentant de l’OMS ainsi que du ministre de la Défense, Hassan Omar Mohamed, et du directeur général de la police nationale, Abdillahi Abdi Farah.

Une tente a été mise en place à l’aéroport afin de dépister les éventuels cas de Covid-19 à leur entrée dans le pays et un site de prise en charge et de quarantaine a été établi à l’ancien hôpital militaire français Bouffard. Qu’en est-il dans la réalité ? Beaucoup échappent au contrôle sanitaire. Et les chiffres avancés par ministère de la Santé, comme dans beaucoup de pays au monde, prêtent à caution. Ils semblent sous-estimer le nombre de personnes infectées. Selon le ministère, « à ce jour, le 6 avril, 2 229 tests ont été effectués, 90 cas confirmés positifs, 9 guéris pour aucun décès ». Les tranches d’âge les plus impactées par le virus seraient « les personnes entre 16 et 30 ans suivies de celles entre 31 et 45 ans. Les hommes sont légèrement plus impactés que les femmes (57 % contre 43 %) ».

En fait, dans un monde en guerre contre un ennemi invisible, la mise en scène gouvernementale de la riposte connaît des ratés. Dès la connaissance des premiers cas, les autorités ont laissé entrer dans le pays des centaines de passagers qui ont atterri à l’aéroport sans être dépistés ou mis en quarantaine. C’est le cas de deux médecins en provenance d’Egypte qui ont repris leurs consultations à l’hôpital Al-Rahma sans être testés au préalable. Combien de patients ces médecins ont-ils contaminés ? Le centre hospitalier Al-Rahma est fermé depuis le 4 avril, devenant, ainsi, un nouveau foyer de l’épidémie.

Le 15 mars, le directeur général de l’Autorité de l’aviation civile avait annoncé la suspension des vols internationaux à l’arrivée et au départ de Djibouti. Ce qui a amené les autorités à battre le rappel de tous passagers. Depuis le 29 mars, le journal télévisé de la seule chaîne du pays, la Radiodiffusion télévision de Djibouti (RTD), répète tous les jours que « tous les passagers de vols internationaux, en provenance de l’étranger et à destination de Djibouti le 14, 16 et 17 mars doivent appeler en urgence le 1 517 ». De même, le ministère de la Santé a réitéré sa demande aux passagers, lors de son point de presse le 4 avril, « de se présenter entre 8 heures et 12 heures à l’hôpital Bouffard ».

Le pouvoir évoque la possibilité que 100 000 personnes puissent être infectées par le Covid-19. Les autorités mettent aussi en œuvre une communication morbide en affichant les photos, les noms et prénoms des personnes « recherchées » à la télévision

Psychose. Aujourd’hui, le pouvoir évoque la possibilité que 100 000 personnes puissent être infectées par le Covid-19. Les autorités mettent aussi en œuvre une communication morbide en affichant les photos, les noms et prénoms des personnes « recherchées » à la télévision. Cela crée une psychose dans la société et risque d’entraîner des troubles sociaux ou encore un lynchage des personnes identités – à tort ou à raison – comme porteuse du virus. Parmi elles, des Djiboutiens et aussi des ressortissants étrangers. Le gouvernement laisse aussi se diffuser un sentiment anti-occidental autour d’une maladie «  importée par les Blancs  ». Ce qui est problématique dans un pays qui accueille plusieurs bases militaires étrangères sur son territoire.

Cette stratégie ne surprend pourtant guère lorsque l’on sait que Djibouti est un Etat policier dirigé par un ancien directeur des renseignements du service de sécurité (SDS) et où toute personne est généralement surveillée, écoutée et repérée très facilement. En réalité, le Covid-19 a révélé, une nouvelle fois, la vraie nature et la faillite de ce régime mafieux depuis son indépendance.

A Djibouti-ville, si Maka-al Moukarama, est devenu l’épicentre du Covid-19, tous les autres quartiers ainsi que les cinq régions de l’intérieur ne sont pas épargnés. Avec un système de santé défaillant, la propagation du coronavirus se poursuit. Le pays dispose de moins d’une cinquantaine de lits de soins intensifs pour une population de 900 000 habitants. Avant même la pandémie de coronavirus, les maladies comme le paludisme et le chikungunya avait tué des centaines de personnes.

Le régime djiboutien a souvent utilisé le tribalisme comme l’un des moyens les plus efficaces pour perdurer. Et, avec l’épidémie, la vie de milliers de Djiboutiens est devenue une arme d’instrumentalisation politique à un an de l’élection présidentielle. Tous les moyens sont bons pour rester au pouvoir. Mais la politique actuelle pourrait avoir un effet boomerang et signer la fin d’un régime liberticide et corrompu à bout de souffle. Une large partie de la population l’espère intimement.

Ebullition politique. Djibouti vit actuellement une situation d’ébullition politique. Depuis son indépendance, ce pays est dirigé́ par le même clan. De 1977 à 1999, le pouvoir sans partage est exercé par l’ancien président Hassan Gouled Aptidon qui l’a transmis à son neveu Ismaïl Omar Guelleh (IOG). Depuis, il règne en maître absolu et a étendu encore ses pouvoirs via la constitution de 2010.

++ En avril 2021, date des prochaines élections présidentielles, Ismaïl Omar Guelleh aura 73 ans et pourra parfaitement se présenter à un cinquième mandat

Désormais, la nouvelle reforme de la constitution ne limite plus le nombre de mandats mais l’âge des candidats. Une situation qui lui permet de briguer autant de mandats que voulu comme l’indique l’article 23 : « Tout candidat aux fonctions de président de la République doit être […] âgé de quarante ans au moins et de soixante-quinze ans au plus à la date de dépôt de sa candidature. » C’est, ainsi, qu’il a pu briguer un troisième et quatrième mandats en 2011 et 2016.

En avril 2021, date des prochaines élections présidentielles, IOG aura 73 ans et pourra parfaitement se présenter à un cinquième mandat. La position géostratégique qu’offre ce pays aux bases militaires des puissances étrangères (France, Etats-Unis, Chine, Japon, Italie, Allemagne etc) et le modèle de stabilité socio-politique de « façade » dans une sous-région déstabilisée par les guerres inter et intra-étatique a permis au régime djiboutien de se maintenir au pouvoir.

Le peuple est pris entre la militarisation internationale accrue et la tyrannie gouvernementale. Ces dernières années, IOG est devenu un allié encombrant pour l’ex-puissance tutélaire, la France, qui lui a conseillé de transmettre le pouvoir à une nouvelle génération. Mais, il a su s’attirer le soutien de ces autres parrains étrangers dans une région où les intérêts géostratégiques accélèrent l’histoire.

Obnubilé par sa réélection, il a entamé le 23 février une tournée dans les cinq districts de l’intérieur (Arta, Ali-Sabieh, Dikhil, Tadjourah et Obock). Dès sa première étape à Dikhil, il a affirmé, dans un discours en somali : « On est attaqué et offensé par une puissance qui, soi-disant, nous a colonisés à une époque. Ils ne peuvent pas se vanter d’avoir légué quelque chose à la plupart des pays Africains qu’ils ont colonisé. Mais, vu qu’ils ont une force et une puissance qu’on n’a pas, il faut qu’on travaille avec eux, tout en préservant notre intérêt et notre paix et faire attention à leurs ingérences. C’est de notre intérêt. Nous, on veut avoir une relation d’amitié et d’échange avec toute puissance qui veut travailler avec nous et pense à notre paix et à notre tranquillité. On est ouvert à tous ceux-là. » Un discours de mise en garde adressé à la France. Cette dernière se veut encore garante de ce précarré, même si elle n’en est plus la seule maîtresse depuis l’arrivée des Américains, des Chinois, des Japonais, etc.

++ Cette France, qui encourage aujourd’hui IOG à prendre sa retraite, a une responsabilité historique dans la consolidation d’un régime qualifié de «  mafieux  »

« Merci à la Chine ». Cette même France, qui encourage aujourd’hui IOG à prendre sa retraite, a une responsabilité historique dans la consolidation d’un régime qualifié de « mafieux ». Ce nouveau mandat présageait d’être déjà celui de trop, avant l’arrivée du coronavirus. La population exprime régulièrement son ras-le-bol. Les activistes de la diaspora relaient cette colère. Ils veulent s’ériger en rempart d’une « dictature » vieille de plus de quarante ans. Ces derniers mois, la gronde a gagné l’armée. Elle s’est soldée par le départ, le 27 mars, d’un lieutenant et pilote de l’armée de l’air qui a enregistré une vidéo expliquant la corruption, le clientélisme et le détournement de l’argent destiné à la grande muette. Il a appelé aux autres corps militaires de le suivre.

Face à un pouvoir discrédité et exténué, cette crise sanitaire pourrait être le dernier coup de grâce donné à cet Etat. La note du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (Caps) du Quai d’Orsay, intitulé « L’effet Pangolin : la tempête qui vient en Afrique ? », a déstabilisé le gouvernement. Celui-ci a réagi, par le biais du ministre des Affaires étrangères Mahamoud Ali Youssouf, en twittant, le 4 avril, « certains de nos “amis” européens prédisent même l’effondrement des Etats africains après la pandémie de Covid-19, comme s’ils attendaient de se nourrir des carcasses de ces Etats juste pour survivre : parce qu’ils sont impuissants ». Il a ajouté « Merci à la Chine d’avoir été proactif dans le soutien aux nations africaines et nous sommes convaincus que vous êtes un véritable ami : un ami dans le besoin est un ami en effet ».

Sur la base militaire américaine du camp Lemonier, tous les personnels djiboutiens sont actuellement « mis au chômage technique au titre des mesures de prévention, de confinement et d’isolement  ». Les soldats américains et autres militaires étrangers des autres bases du pays se barricadent, conformément aux directives de leurs Etats. Ils laissent la population dans un tête à tête avec Ismaïl Omar Guelleh dont on ne sait quelle sera l’issue…