03/02/2021 (Brève 1731) Le Soir : Djibouti à l’épreuve du «piège de la dette» chinois

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Par Olivier De Souza, juriste, ancien correspondant du «Monde».

L’intérêt grandissant de la Chine envers Djibouti n’est pas nouveau. Pékin, qui ambitionne de se connecter aux marchés africains et européens grâce à ses « nouvelles routes de la soie », compte sur le petit pays de la Corne de l’Afrique, hautement stratégique, pour sécuriser son accès au détroit de Bab el-Mandeb, l’un des corridors maritimes les plus fréquentés au monde. La Chine n’hésite pas à multiplier les financements de projets afin de parvenir à ce résultat par des actions de diplomatie économique bien généreuses : entre 2012 et 2018, pas moins de 14 milliards de dollars ont ainsi été investis par Pékin à Djibouti.

Si l’ancienne colonie française, grâce à la Chine, peut depuis quelques années se targuer de connaître un dynamisme économique soutenu, qui promet de dépasser les 8 % de croissance sur la période 2020-2023, cette croissance pourrait rapidement se heurter au poids de la dette. En 2018, le Center for Global Development, un organisme de recherche à but non lucratif, avait analysé la dette contractée à l’égard de la Chine par les pays participant au plan « Belt and Road Initiative » – les fameuses « nouvelles routes de la soie », programme dévoilé en 2013 par la Chine. Djibouti figurait parmi sept autres nations dont l’économie ressortirait fortement compromise des opérations.

++ Un renforcement des liens de dépendance

Rien d’étonnant à cela. La stratégie chinoise, tout comme ses résultats, sont bien connus. Et ce depuis longtemps – ce qui pousse à croire que les dirigeants djiboutiens auront sciemment participé à la grimpée hors de contrôle de l’endettement de leur pays, actuellement situé à environ 70 % du PIB. Pékin, suivant un mode opératoire rodé, encourage la dépendance à son égard en rédigeant des contrats opaques et en ayant recours à des pratiques de prêt douteuses, qui « embourbent les nations dans la dette et sapent leur souveraineté », avertissait le secrétaire d’État américain Rex Tillerson en 2018.

A l’arrivée, ce que les entreprises chinoises – et, derrière elles, le gouvernement – présentent comme une stratégie « win-win », assortie de milliards de dollars d’investissements et des promesses qui les accompagnent, débouche en réalité sur une forme de dépendance économique pour les pays « partenaires ». Ces derniers, confrontés la plupart du temps à une absence de croissance autonome à long terme, se voient dans l’obligation de céder leurs infrastructures ou leurs entreprises, parfois très stratégiques, à Pékin.

++ Le précédent sri-lankais

Ce que certains analystes nomment la « diplomatie du piège de la dette » (« debt-trap diplomacy ») est tout sauf de la géopolitique fiction. En 2017, le Sri Lanka, dont la dette à l’égard de la Chine devenait insoutenable, avait dû céder à Pékin – en réalité, à des entreprises appartenant au gouvernement chinois – le port d’Hambantota, déclenchant l’ire d’une partie de la population, qui fulminait à l’époque contre cette perte évidente de souveraineté. Aujourd’hui, l’activité portuaire de Djibouti pourrait connaître le même sort.

++ Des assauts répétés

Toujours plus séduit – ou aveuglé, c’est selon – par les liquidités chinoises qui inondent littéralement « son » pays, Ismaïl Omar Guelleh (dit « IOG ») est prêt à tout pour satisfaire les desiderata de Pékin, quitte à se brouiller avec le troisième exploitant portuaire mondial, DP World – battant pavillon émirati –, co-gestionnaire, avec l’autorité portuaire djiboutienne, du port de Doraleh. Un partenaire historique dont le président djiboutien essaie dès 2010 de grignoter des parts de marché pour les offrir à la concurrence chinoise, via la société CMHI, avant qu’un tribunal britannique ne le pénalise en 2018 pour violation manifeste des droits d’exclusivité. Une sentence réitérée le 14 janvier 2020, obligeant le gouvernement djiboutien à rétablir les droits et avantages de DP World, qui n’en finit plus de subir les assauts conjoints de la Chine et d’IOG.

Cette condamnation n’a cela dit pour l’instant pas été suivie d’effets, Djibouti ne reconnaissant pas les décisions de la Cour d’arbitrage international de Londres (LCIA), et ne semblant pas décidé à régler les dommages et intérêts réclamés par DP World, dont le montant a été fixé à 530 millions de dollars. Et pour cause, le petit Etat s’est employé à faire annuler la décision de la LCIA par ses tribunaux nationaux. Au-delà du tort pour l’exploitant portuaire, le message envoyé à tous les possibles investisseurs étrangers non-Chinois est, on s’en doute, extrêmement négatif.

++ Un isolement progressif

Ainsi, en plus de s’aventurer sur le terrain glissant de ladite « diplomatie de la dette », IOG œuvre plus ou moins directement pour une mise à l’écart des intérêts autres que chinois, n’hésitant pas à se brouiller avec ses anciens partenaires. Au premier rang desquels Abou Dhabi, mais également les États-Unis, dont certains parlementaires ont fustigé « l’immense influence de la Chine », qui pourrait, à travers le contrôle du détroit de Bab el-Mandeb, encercler la base américaine du Camp Lemonnier.

D’autres alliés historiques de Djibouti, tels le Japon, l’Inde, mais surtout la France, voient également d’un mauvais œil la dilapidation de leur capital sympathie par un chef de l’État qui, en 2017, a accueilli sur son sol la première base militaire permanente chinoise. Paris, qui dispose à Djibouti de sa seule plateforme est-africaine d’entraînement interarmées, craint un changement de posture stratégique qui perturberait ses interventions au Moyen-Orient ou dans la bande sahélienne.

Mais que valent des opérations de maintien de la paix contre des milliards en espèces sonnantes ? Dans l’esprit du président djiboutien, l’équation est vite résolue. Ce dernier vient d’ailleurs d’annoncer sa volonté de briguer un cinquième mandat. Synonyme, vraisemblablement, de blanc-seing offert à Pékin, qui pourra poursuivre son entreprise d’élargissement d’influence sur la Corne de l’Afrique.