21/11/2025 (Brève 2536) SURVIE / Entretien de Laurence DAWIDOWICZ avec Elisabeth BORREL

ENTRETIEN AVEC ÉLISABETH BORREL
« LES AUTORITÉS PROTÈGENT
ASSASSINS ET COMMANDITAIRES »
L.D. Trente ans déjà, et dans l’instruction concernant la mort de votre mari, 13 juges d’instruction se sont succédés, sans être déchargés des autres affaires.Quelles conséquences cela a-t-il pu avoir ?

Elisabeth BORREL La multiplication des magistrats instructeurs pour ce dossier d’assassinat d’un collègue, qui compte près de 8 000 cotes – dont certaines de 800 pages – n’est qu’un moyen technique parmi tant d’autres à la discrétion des autorités françaises pour gagner du temps, détruire tout espoir de condamner les auteurs de cet acte criminel et pour en protéger les auteurs etcommanditaires.

La première pierre de cette machination étatique est l’acte de décès de mon mari.

Enregistré à l’état civil djiboutien le 18 octobre entre 22 et 24 heures, alors que la mort de mon mari se serait produite le jour même à 22 heures, selon les déclarations d’une personne anonyme non munie d’un certificat de « mort naturelle » et alors que jen’avais pas encore déclaré la disparition de Bernard…

Qui a agi ? Quelle autorité connaissait la filiation exacte de notre couple et avait le pouvoir de faire ouvrir les portes à cette heure là ?
[Pour déclarer un décès, il faut fournir tous les éléments de filiation du décédé et de son épouse, ndlr]

Les autorités françaises vont immédiatement affirmer sans aucune preuve qu’il s’agit d’un suicide, avant toute autopsie pourtant obligatoire s’agissant d’une mort violente d’un magistrat dans des circonstances indéterminées. Elles diffuseront également immédiatement les rumeurs de la supposée pédophilie de mon mari.

Et si les juges d’instruction ont établi l’assassinat en 2003, ce n’est qu’en 2017 que le procureur de Paris reconnaît enfin l’assassinat de son collègue.

LD Le problème ne serait pas les juges,mais certains juges ?

EB
Les juges d’instruction Roger Le Loire et Marie-Paule Moracchini ont été dessaisis du dossier criminel pour ne pas nous avoir emmenés, les parties civiles et nos avocats, à la reconstitution effectuée à Djibouti en mars 2000 en présence du parquet et de la directrice de l’institut médico-légal de Paris,Dominique Lecomte.

En septembre 2000,mon avocat, Olivier Morice communique à la presse la carte postale très amicale envoyée, en même temps que la cassette vidéo de la reconstitution, par le procureur djiboutien, Djama Souleiman, à la juge Moracchini, alors qu’elle était encore en charge d’instruire le dossier d’assassinat de mon mari.

Elle révèle une connivence évidente entre les deux magistrats, alors même que les autorités djiboutiennes étaient déjà mises en cause par un témoin.

Maitre Morice saisit alors le garde des sceaux à propos de ce dysfonctionnement. Mais ces juges d’instruction portent plainte en diffamation contre lui et les journaux qui avaient sorti le document. Il est condamné pénalement de ce chef par les juridictions françaises à 4 000 euros d’amende, assortis de dommages intérêts de 7.500 euros pour chaque partie civile.

Une vraie procédure bâillon !
Olivier Morice porte l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) qui, le 23 avril 2015, à l’unanimité des 17 juges, condamne la France et consacre une large liberté d’expression à l’avocat hors des tribunaux et dans la presse pour dénoncer des dysfonctionnements de nature à nuire à la bonne marche de l’instruction.

La CEDH insiste sur la nécessité d’une forte protection de la liberté d’expression en présence d’un débat public d’intérêt général. « Ce qui sape l’autorité des tribunaux ce n’est pas la dénonciation des dysfonctionnements judiciaires, c’est l’existence de ces dysfonctionnements »,indique-t-elle dans son jugement.

En 2002, une autre juge d’instruction, Sophie Clément, va par contre refuser de donner le dossier judiciaire aux autorités de Djibouti. Qu’aurait-il pu se passer si elle avait accepté ?

Dans un dossier criminel qui gêne deux États, il est courant que l’État dont les institutions ne sont pas démocratiques, obtienne la copie du dossier criminel pour faire condamner des petits délinquants innocents dans ces dossiers gênants, ce qui oblige les juridictions de l’autre État à constater que les auteurs ont été jugés et donc à clôturer leur instruction et l’enquête. C’est la règle.

Dans le dossier Borrel, le garde des Sceaux de l’époque, monsieur Perben, avait promis de donner la copie du dossier aux autorités djiboutiennes. Compte tenu du refus motivé de madame Sophie Clément, la copie du dossier n’a pas été officiellement donnée à Djibouti.

Maître Spizner, avocat du chef de l’État djiboutien, a alors conseillé au président Chirac de porter le litige devant la Cour Internationale de Justice, afin de faire condamner la France à une astreinte financière si le dossier n’était pas transmis à Djibouti.

++ Chirac l’a fait ! C’était un acte de haute trahison !

La cour a bien condamné la France, mais sans autre sanction financière, faisant échec à cette instrumentalisation de la plus haute juridiction internationale.Dans ce dossier, il y a eu souvent des refus de communiquer à la justice des éléments utiles à la manifestation de la vérité. On a objecté aux juges le secret défense…Il y a eu de multiples demandes de levée du secret défense dans ce dossier criminel. Les pièces utiles à l’enquête, c’est à dire celles contemporaines de la présence de mon mari à Djibouti et celles immédiatement consécutives à son décès, n’ont jamais été déclassifiées. Contrainte par une conférence de presse à la veille des élections de 2004, la ministre de la Défense Alliot Marie a accepté de publier et de suivre l’avis favorable de la commission de déclassification, mais sur des pièces sans intérêt.

L’invocation du secret défense par les gouvernants leur permet ainsi de cacher les éléments utiles à l’enquête, sans aucun contrôle et sans aucun recours.

L’enquête s’oriente vers la piste criminelle en 2002, mais le procureur de la République ne la reconnaît publiquement qu’en 2017…Cela démontre la volonté des autorités de clore le dossier le plus rapidement possible. Ces dernières années, l’enquête n’a guère avancé et on reproche aux témoins de toujours dire la même chose… la vérité !

Les autorités judiciaires veulent maintenant effacer la mémoire de Bernard Borrel. En 2006, « L’appel pour la vérité dans l’assassinat du juge Bernard Borrel »,soutenu par le Syndicat de la Magistrature,Survie et l’ARDHD(1), avait obtenu des centaines de signatures, dont celles de 150 anciens ministres, parlementaires, maires ou dirigeants de partis politiques, mais aussi des magistrats et de très nombreux avocats.

Or,depuis 2012, toutes les tentatives pour rendre hommage à Bernard sont entravées par la hiérarchie judiciaire.En 2014, les scellés de ce dossier ont été détruits par le greffe du tribunal deParis suite à l’inscription erronée d’un« non lieu».

LD: Avec quelles conséquencesdans la recherche de la vérité ?

Le tribunal judiciaire de Paris a condamné le 16 mars 2020 les services de la justice pour faute lourde, à savoir l’absence d’autopsie au moment du décès et la destruction de ces scellés.

Compte tenu de cette dernière, même si les expertises notamment des ADN retrouvés sont toujours au dossier criminel, la destruction des supports empêche toute contre-expertise et donc a priori toute condamnation des auteurs matériels.

Par ailleurs, l’instruction relative à cette destruction n’a pas expliqué comment on avait pu en arriver à cette fausse inscription de non lieu…Lors des auditions au cours de ces investigations, nous avons cependant découvert le système officieux mis en place dans tous les parquets de France concernant les « affaires signalées », comme celle concernant mon mari.

Il démontre l’ampleur de la soumission du procureur de Paris au garde des Sceaux : non seulement des rapports sont rédigés pour la hiérarchie dès que des auditions, confrontations, transports, perquisitions, reconstitutions, expertises sont réalisés par le juge d’instruction, mais des pièces sont transmises en copie au garde des Sceaux, donc au pouvoir exécutif, par un logiciel spécifique à accès très restreint, – il faut être habilité pour y avoir accès comme en matière de secret défense.

Tout cela au mépris du secret de l’instruction ! Et quelle différence de moyens entre le traitement de ces affaires et le droit commun !

D’abord, je voudrais dire, pour avoir porté l’action publique dans cette affaire, que le fait d’agir à la place du procureur, mais sans ses pouvoirs et sans les protections qui s’y rattachent, est d’autant plus dangereux que l’inaction et la soumission du procureur sont grandes et la protection des assassins et commanditaires, assurée par les autorités.

Toutes les menaces, pressions, infractions dont notre famille a été la victime n’ont jamais fait l’objet d’enquêtes sérieuses. Les témoins importants ont été victimes de fortes menaces et pressions et eux n’ont reçu aucune protection. Pourtant, à chaque élection présidentielle, le statut du parquet est évoqué… sans que les promesses des candidats ne soient jamais tenues.

Les enquêteurs, par ailleurs en nombre insuffisant, devraient ne dépendre que des magistrats instructeurs. Il faut aussi améliorer le statut des lanceurs d’alerte et créer un statut de témoin protégé notamment en matière d’écologie, de terrorisme et de grande criminalité, qu’elle soit de droit commun ou économique. Pour moi, l’assassinat d’un magistrat est une atteinte gravissime à l’état de droit, comme l’assassinat d’un policier, d’un préfet, d’un ministre, puisque notre rôle consiste à concourir à faire respecter la loi et nos institutions. Celles-ci ne garantissent pas l’indépendance de la justice et la séparation des pouvoirs n’est donc pas assurée.

J’ai avisé l’ensemble des syndicats de magistrats de tous les dysfonctionnements de ce dossier criminel. Ils se sont tous constitués partie civile, sauf Force ouvrière. Mais aujourd’hui, seul le Syndicat de la Magistrature est encore à mes côtés.

Propos recueillis par Laurence Dawidowicz