18/10/05 (B320) Libération : La veuve du magistrat, soutenue par des personnalités, veut la levée du secret défense.

Dix ans après, l’appel pour la vérité sur la mort du juge Borrel
Par Brigitte VITAL-DURAND

lundi 17 octobre 2005 (Liberation – 06:00)


Balthazar Garzon, magistrat, Claude Chabrol, cinéaste, Louis Besson, Corinne Lepage, Anicet Le Pors, anciens ministres. Mais aussi Daniel Cohn-Bendit, Catherine Trautmann, Anne d’Ornano, Nicole Borvo. Et encore des avocats, intellectuels, magistrats, représentants d’organisations. Ils sont une cinquantaine de personnalités à signer «l’appel pour la vérité sur l’assassinat de Bernard Borrel» lancé par sa veuve, Elisabeth Borrel, avec l’appui de ses avocats Olivier Morice et Laurent de Caunes, ainsi que du Syndicat de la magistrature (SM). Mercredi, un débat est organisé à la Maison de l’Amérique latine, à Paris, avant que la juge d’instruction Sophie Clément reçoive Elisabeth Borrel et ses fils.

Qu’allez-vous demander à la juge ?

Le 19 octobre, c’est le dixième anniversaire de l’assassinat de mon mari, et l’on ne sait toujours pas ­ avec certitude ­ qui l’a tué et pourquoi. Je demande que l’Etat français remette à la juge la totalité des documents émanant de ses services et pouvant avoir un lien avec ce crime. Je veux que l’on lève le «secret défense» imposé sur le dossier de Bernard.

Qu’allait-il faire à Djibouti ?

J’étais juge d’application des peines à Caen, Bernard procureur à Lisieux. On ne voyait pas nos enfants grandir. Il a eu cette proposition d’aller à Djibouti. Il était conseiller du ministre de la Justice. C’est lui qui a fait adopter en mai 1995 le nouveau code pénal qui a supprimé la Cour de sûreté de l’Etat, la peine de mort, et qui a pénalisé l’excision..

Saviez-vous si votre mari travaillait sur des dossiers plus secrets ?

Tout le monde parlait de l’attentat du Café de Paris, en 1990 à Djibouti. Ce dossier gênait les relations entre la France et Djibouti. Au moment de sa mort, Bernard travaillait, notamment à la demande de la France, pour que l’affaire soit jugée à Paris.

Avait-il conscience d’un danger ?

Il ne m’en a fait part à aucun moment. Même quand on invitait le juge Roger Leloire, qui enquêtait sur l’attentat, et qu’il venait avec trois gardes du corps. Bernard n’a jamais demandé de protection.

Que s’est-il passé la veille de sa mort ?

C’était le 17. Il n’arrivait pas à dormir, et il m’a dit des choses que je n’ai pas comprises: «Il ne faudra jamais qu’on se sépare», «je ne fais pas assez de choses avec toi et les enfants», alors que nous menions une vie qu’on n’avait jamais connue. Ensemble, tous les après-midi. Il était très angoissé. Il m’a dit : «Il faudrait que je te parle, mais je ne peux pas.»

Vous commencez, en 2005, à entrevoir ce qu’il voulait dire ?

Aujourd’hui, je pense que, soit il était habilité à un certain niveau de secret défense, soit il avait mis la main sur un document classifié, dont il ne pouvait pas me parler. Le 18 au matin, il est parti travailler normalement. On a déjeuné tard, je l’ai senti très soucieux. Comme avant les assises, il marchait de long en large. L’après-midi, je l’ai trouvé un peu apaisé. Comme s’il avait pris une décision. Laquelle, je n’en sais rien. Il m’a embrassée comme on n’embrasse pas quelqu’un qu’on va revoir deux heures après. Je ne l’ai pas revu.

Et le 19 ?

Au matin, le consul est arrivé et m’a dit que mon mari s’était immolé par le feu dans le désert, et il est reparti. J’ai quitté Djibouti, le dimanche, avec la promesse d’une autopsie. J’apprendrai bien plus tard qu’il n’y en a pas eu, et que les premières radiographies du corps ont disparu.

Et votre retour à Toulouse ?

Le corps a été rapatrié le 3 novembre. Le 4, après les obsèques, on s’est tous retrouvés à la maison. Il y avait Yvette Roudy, qui m’a dit : «Comment vous pouvez croire à ça ?» Mon père, ma mère, sa mère, les collègues. Pour tous, il était impossible qu’il se soit suicidé.

Fin novembre, vous faites une demande d’autopsie.

Je reprends mes fonctions début janvier 1996 à Toulouse. Je n’ai eu les résultats qu’en février 1997. Pendant ce temps ­ je l’ai appris tardivement ­, des bruits ont couru au tribunal sur ma folie. On me disait «égarée par la douleur», «hystérique». L’autopsie, je n’en ai jamais vu une aussi courte : 4 pages ! Pas de suie dans les bronches, mais il avait quand même pu mourir par le feu !

Vous déposez plainte pour assassinat en mars 1997. En juillet, vous demandez une contre-expertise : l’absence de suie dans les bronches démontrerait que votre mari était mort lorsqu’il a brûlé.

C’était un immense soulagement. On nous avait dit que Bernard avait agonisé en brûlant au milieu du désert. C’était affreux à imaginer.

Fin 1997, vous obtenez le transfert à Paris du dossier. Les juges Moracchini et Leloire, qui ont défendu la thèse officielle, seront dessaisis en 2000.

Une grande victoire ! Entre-temps, la section antiterroriste de la brigade criminelle de Paris, cherchant un mobile au suicide, avait accusé mon mari d’avoir une enfant adultérine à Djibouti, une maîtresse, des relations avec des pédophiles, et de se droguer. Tout cela était faux. Un troisième juge est nommé, Jean-Baptiste Parlos. A ma demande, il fait réaliser des expertises sur le corps exhumé. Une radio montre qu’il a reçu un violent coup au crâne et à l’avant-bras, une blessure de défense. D’autres experts analysent les lieux de sa mort, et parlent d’une mise en scène.

C’était en juin 2003. Vous avez des preuves de l’assassinat et vous butez sur le secret défense.

Des témoins mettent en avant l’implication de personnalités djiboutiennes autour de l’actuel président de la République de Djibouti, Ismaël Omar Guelleh, reçu chaleureusement par Jacques Chirac en mai dernier.