15/11/07 (B421) Clara Magazine : Trois questions à Elisabeth Borrel, magistrate, vice-présidente du tribunal de St-Gaudens (31), veuve du juge Bernard Borrel assassiné à Djibouti en 1995.

Article publié dans le numéro 104 de Clara Magazine daté du 17 novembre 2007, avec l’aimable autorisation de la rédaction. (Signature Judith André Valentin)

Où en est l’affaire Borrel ?

Le fait que les dossiers soient
confiés à deux femmes change-t-il
quelque chose à la donne ?

Ce n’est pas très réjouissant pour les djiboutiens.
Peu après les manifestations
orchestrées par le régime les 20 et 21 octobre
derniers contre la justice française,
pour protester contre l’enquête mettant
en cause le Président Guelleh – cf. Clara
n°99 -, des policiers djiboutiens ont
arrêté plusieurs membres de la famille
de M. Alhoumekani, un témoin clé réfugié
en Belgique.

Dans des camions blindés,
ils les ont emmenés au centre de
rétention de Nagad, ont tenté de faire
pression sur eux – notamment sur la
mère septuagénaire de
M. Alhoumekani – dans
l’espoir de faire revenir
ce dernier, sans succès.

Du coup, ils ont séparé
les couples, les parents
des enfants et en ont
expulsé certains tout
en conservant leurs papiers.

Ce sont des
pratiques nazies.

Normalement, un Etat
n’expulse pas ses nationaux. Cela démontre
une fois de plus l’importance du
témoignage de M. Alhoumekani : si l’Etat
djiboutien n’avait rien à se reprocher, il
n’agirait pas ainsi.

Depuis 2002, il n’y a que des femmes
qui traitent les dossiers touchant à l’affaire.
Je crois que les femmes sont
moins maîtrisables que les hommes car
elles se soucient moins de leur carrière
que de leur famille.

A l’exception de
quelques magistrats et de mes avocats,
il n’y a presque que des femmes à
m’avoir soutenue pendant toutes ces
années. On a le sentiment que les
hommes sont plus soucieux de ne pas
faire de vagues. D’une manière générale,
les femmes sont plus libres, et c’est
vrai aussi dans la magistrature.

Pourquoi y a-t-il dans la magistrature
une si faible proportion de
femmes à des postes hiérarchiques
alors qu’elles sont plus
nombreuses à la base ?

Pourquoi
sont-elles sous-représentées dans
les fonctions du parquet ?

Actuellement, plus de femmes que
d’hommes réussissent le concours.
Pourtant, il y a toujours eu une volonté du
jury de décontenancer les candidates.
Pour cela, ils n’ont pas forcément utilisé
des moyens très reluisants. Vous imaginez
bien qu’il est plus facile de déstabiliser
une jeune fille qu’un garçon de 22 ans.

Pour répondre à votre question, je crois
que c’est parce que la femme demeure
encore la tâcheronne
dans notre société.
Notre société actuelle se
complaît dans la suprématie
masculine, il n’y a
qu’à voir la composition
de l’Assemblée nationale.

Alors à quelques exceptions
près, les femmes ne sont pas vraiment
mobiles, elles ont souvent un fil à la
patte : conjoint, enfants… Nous sommes
« géographiquement handicapées ». Et s’il
n’y a pas beaucoup de femmes au parquet,
c’est parce que les permanences y
sont très lourdes. Aussi parce que les liens
de subordination et de hiérarchie sont
plus difficiles à supporter pour les femmes
qui sont plus libres dans l’âme que les
hommes.

En outre, au parquet, on monte
plus vite dans les sphères qu’au siège, c’est
un bon moyen de progresser.
A Caen, en 1990, après mon deuxième
accouchement, j’ai reçu ma notation
avant de reprendre mes fonctions :
« Madame Borrel a abandonné son service
pendant sa maternité »…

Le corps
des magistrats est un corps ancestral avec
un sens de la soumission dramatique.
Ceux, comme Eva Joly ou Renaud van
Ruymbeke, qui ont essayé de lutter ont
reçu des sanctions ou été obligés de partir.
C’est inquiétant pour une démocratie
quand on s’attaque à ses magistrats.

Comment sortir de ce schéma ?

Il faudrait rendre la magistrature indépendante,
ce qui n’est pas le cas, le président
de la République présidant le
CSM. La discrimination positive, personnellement,
je pense que ce n’est pas une
bonne chose.

Ça ne fait pas forcément
monter les personnes qui ont de la valeur.
Sur un plan institutionnel, il n’y a
guère qu’au niveau de l’école et des enfants
qu’on peut agir.
Pour l’instant, en France, on ne veut pas
de personnes ayant la parole libre.

Je
suis pessimiste.

On subit l’indépendance
que certains ont essayé d’avoir. Par
exemple, mes collègues de la cour d’appel
d’Orléans ne peuvent plus s’adresser
à un journaliste sans autorisation, c’est
inquiétant. Avec la réforme de la carte
judiciaire, depuis le mois de juin, personne
ne sait où il sera demain. Le
feuilleton n’est pas terminé.

Propos recueillis par Judith André Valentin