21/01/09 (B482-B) Le Temps (CH) L’Erythrée du président Afeworki, un Etat prison déserté en masse par ses habitants.

CORNE DE L’AFRIQUE. Héros de l’indépendance devenu dictateur, Issayas Afeworki a transformé son pays en Etat paria.

Par
Angélique Mounier-Kuhn

«Il est impératif non seulement que nous nous tenions prêts […] à toute éventualité mais aussi que nous fassions, comme toujours, preuve d’un esprit de dévouement […] afin de surmonter tous les défis et d’en sortir victorieux.»

Même la présentation, il y a quelques semaines, de ses vœux à ses 3,5 millions de concitoyens restés au pays, fut pour Issayas Afeworki l’occasion d’une nouvelle harangue belliqueuse. Le président de l’Erythrée est constamment sur le pied de guerre. Il n’a jamais cessé de l’être depuis 1966.

A l’époque, il avait 20 ans, et l’ancienne colonie italienne avait commencé la lutte pour s’émanciper de la domination de l’Ethiopie, dont elle était devenue une entité autonome au sortir de la Seconde Guerre mondiale avant d’être purement et simplement annexée en 1952.

Conflit meurtrier

La guerre d’indépendance dura plus de trois décennies. Elle fut remportée, en 1991, par le Front de libération du peuple érythréen (EPLF) d’Issayas Afeworki. Héros de la souveraineté regagnée, confirmée par référendum en 1993, il fut intronisé président en 1993.

Mais le peuple du plus jeune pays d’Afrique n’a jamais joui de la liberté.

«Le paradoxe de la situation de l’Erythrée est que, de la guérilla la mieux organisée du continent africain, le régime politique du pays a progressivement évolué vers la dictature d’un seul homme», note François Piguet, chercheur à l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève.

Un homme seul et orgueilleux, arrivé au pouvoir sans l’aide de la communauté internationale et obnubilé par le tracé de ses frontières. Au fil des ans, l’Erythrée a multiplié les affrontements avec ses voisins. Le Soudan d’abord, puis le Yémen, l’Ethiopie et Djibouti l’an passé.

C’est avec Addis-Abeba que le conflit fut le plus meurtrier. Entre 1998 et 2000, les déchirements armés à propos de la bourgade frontalière de Badme ont fait entre 70000 et 100000 morts. «Depuis les accords d’Alger en 2000 (qui sous parrainage international ont redéfini la frontière sans jamais entrer en vigueur), les relations des deux pays peuvent être définies comme une situation de paix froide», poursuit François Piguet.

Un couvercle a été mis sur la querelle, mais «depuis cette époque, le pays vit en économie de guerre, ajoute Roland Marchal, chercheur à Sciences Po Paris.

Il y affecte toutes ses maigres ressources.» A commencer par ses ressources en hommes, tous conscrits, à peine l’adolescence passée, pour une durée illimitée.

Ils seraient 300.000 en permanence sous les drapeaux, à attendre, sans être décemment payés en retour, qu’une guerre se déclare.

Un motif en soi suffisant pour pousser chaque année des milliers d’hommes à tenter un exil périlleux pour grossir la diaspora (un million d’Erythréens) installée aux quatre coins du monde. Mais ils ne fuient pas que cela: «Dans notre pays, il y a plus de prisons que d’écoles, affirme un Erythréen de Genève. Il n’y a aucune liberté commerciale. C’est l’armée qui construit, l’Etat qui importe et exporte, l’Etat qui gère les industries.»

La nouvelle Constitution de 1997, qui préfigurait des élections démocratiques, n’est jamais entrée en vigueur. Et, en 2001, l’aile réformatrice a été étouffée, ses instigateurs ont été jetés en prison, avec des intellectuels, des journalistes, dont on n’a plus jamais eu de nouvelles et qui seraient morts pour beaucoup.

Cette chape vaut à l’Erythrée d’être régulièrement épinglée par les ONG, et Reporters sans frontières en a fait la lanterne rouge mondiale en matière de liberté de la presse.

Pire que la Corée du Nord, avec qui elle partage le statut de paria de la communauté internationale. Ainsi, si le Département d’Etat américain n’a pas encore qualifié d’Etat «terroriste» le pays d’Issayas Afeworki, suspecté notamment de soutenir les combattants islamistes de Somalie, il y songe et déplore le manque de coopération d’Asmara.

«Ce qui arrivera après Issayas Afeworki?» s’interroge Goitom Kuflom, de l’Association érythréenne pour la démocratie en Suisse. «On ne sait pas. Il a tellement tout muselé qu’il n’y a pas de relève politique. Mais on lutte quand même.»